L'occitan, une langue

La scolarisation

Même si les révolutionnaires avaient compris que seule une scolarisation massive pourrait permettre de convertir l'ensemble de la population à l'usage du français, il faudra finalement attendre presque un siècle pour que les lois Jules Ferry (1881-1882) permettent de concrétiser cette idée à l'échelle de la population française tout entière.

Jules FerryInformationsInformations[1]

Pour l'occitan, comme pour les autres langues de France, l'école devient le lieu de la stigmatisation du « patois » et de ses locuteurs. Le terme de « patois » devient d'ailleurs au sein de l'école française et des discours officiels pratiquement le seul terme en vigueur pour désigner l'occitan et les autres langues de France. Cette stigmatisation des locuteurs des langues de France a parcouru le XIXe siècle et a fini par persuader les occitanophones que leur langue, leur « patois », se situait à un degré inférieur sur une échelle de valeurs linguistiques perçue dorénavant comme inébranlable. Entre le XVIIIe et le XIXe siècle, on dénombre une quantité importante de publications dont le but est de promouvoir l'usage du français sans retour possible vers l'occitan :

Préface du Dictionnaire Patois-Français à l'usage du département du Tarn et des départements circonvoisins par M. L'Abbé Gary, Chanoine Honoraire (Castres, 1845)

" L'utilité ou plutôt la nécessité d'un Dictionnaire patois-français pour le département du Tarn et les départements circonvoisins, depuis longtemps reconnue de tous, me dispense d'en faire ressortir les précieux avantages, et ne me permet pas de douter un instant qu'il ne soit favorablement accueilli. Quel est celui en effet qui n'ignore point un grand nombre de mots de la langue française, et qui ne soit, pour cette raison, souvent obligé de se servir de longues et obscures périphrases, s'il ne veut avouer son ignorance, en terminant en langage vulgaire une phrase commencée en français ?

Tout le monde sent combien il serait à désirer qu'il n'y eut en France qu'une seule et même langue, il y aurait plus de précision dans la manière de nous exprimer, d'où il résulterait pour tous une grande facilité de s'entendre. L'on ne trouverait point alors de ces personnes, comme on en voit tant aujourd'hui qui croient avoir bien dit, parce qu'elles ont donné une terminaison française, à un mot appartenant à l'idiome vulgaire. Tous les peuples illustres ont cultivé leur langue, ils ont toujours regardé les grâces du langage, comme un talent qui donne de l'éclat à tous les autres. La bonne éducation en effet ne se borne pas uniquement à orner l'intérieur de l'âme par la science et la vertu, elle travaille encore à l'embellir au-dehors par l'art de se manifester avec avantage. La bonne éducation veut que les expressions répondent aux pensées, et que la parole soit tout à la fois le pinceau de l'esprit et la fidèle interprète du cœur.

Pour arriver à cette fin, et pour enseigner une de ces choses qu'il est honteux d'ignorer, on est convenu depuis longtemps qu'il nous manquait un ouvrage, dans lequel fussent levées les principales difficultés qui nous arrêtent dans la conversation, aussi bien que dans la lecture et dans l'étude des sciences.

Quelque ingrat et minutieux que fût le travail qu'il demandait, j'ai osé l'entreprendre dans ce recueil. L'on y trouvera, classés par ordre alphabétique, quatre mille mots patois environ, suivis des termes français correspondants, avec leur prononciation, leur définition la plus exacte et plusieurs exemples tirés du Dictionnaire de l'Académie, pour marquer la manière de les employer.

Au reste, jamais ouvrage ne fut plus assuré de convenir à toutes les classes, et surtout aux personnes qui ne sauraient trouver au milieu de leurs incessantes affaires que quelques rapides instants de loisir. Utile à tous ceux qui connaissent notre patois, et nécessaire au plus grand nombre, il n'exige point d'être lu de suite ni par ordre ; il n'y a qu'à l'ouvrir au hasard, on tombera toujours sur quelque chose d'entier, capable de satisfaire une louable curiosité. Aussi bon pour remplir un quart d'heure que pour occuper une journée, on peut le prendre et le laisser à tout moment. "

Aujourd'hui encore, bon nombre de Français restent persuadés du caractère monolithique de la langue française depuis des siècles, tant l'enseignement scolaire a fait et fait encore l'impasse sur la place des autres langues dans l'évolution culturelle, littéraire et politique de la France. Le fait que l'école n'ait jamais contribué à diffuser de connaissances sur les langues de France n'a pu que renforcer le sentiment des occitanophones de parler un « patois ». Sans la connaissance de l'histoire culturelle d'une langue, de sa place antérieure, des systèmes de codification qu'elle a connus, il ne peut pas y avoir de conscience linguistique collective.

Dans cet extrait du « Tour de France par deux enfants », manuel scolaire, publié en 1877, réédité près de 400 fois, vendu à 8 600 000 exemplaires et lu par plusieurs générations d'écoliers, on voit comment l'Éducation nationale fait clairement la promotion du monolinguisme français dont l'apprentissage va pouvoir contribuer à la cohésion nationale :

Le tour de France par deux enfantsInformationsInformations[2]
LXVII. — Les mûriers et les magnaneries du Dauphiné.

" L'hôtelière était une bonne vieille, qui paraissait si avenante, qu'André, pour faire plaisir à Julien, se hasarda à l'interroger, mais elle ne comprenait que quelques phrases françaises, car elle parlait à l'ordinaire, comme beaucoup de vieilles gens du lieu, le patois du midi.

André et Julien, qui s'étaient levés poliment, se rassirent tout désappointés.

Les gens qui entraient parlaient tous patois entre eux ; les deux enfants, assis à l'écart et ne comprenant pas un mot à ce qui se disait, se sentaient bien isolés dans cette ferme étrangère. [...]

« - Pourquoi dont tous les gens de ce pays-ci ne parlent-ils pas français ? »

« - C'est que tous n'ont pas pu aller à l'école. Mais dans un petit nombre d'années, il n'en sera plus ainsi, et par toute la France on saura parler la langue de la patrie. »

En ce moment, la porte d'en face s'ouvrit de nouveau ; c'étaient les enfants de l'hôtelière qui revenaient de l'école.

« - André », s'écria Julien, « ces enfants doivent savoir le français, puisqu'ils vont à l'école. Quel bonheur ! Nous pourrons causer ensemble. » "

Dès la mise en place de l'école pour tous, la conversion au français sera rapide puisque l'institution prend en charge la totalité des nouvelles générations. Pour ce faire tous les moyens sont bons : certains instituteurs utilisent leurs compétences en occitan pour faciliter le passage au français, d'autres utilisent des moyens plus répressifs comme le « signal ».

Règlement disciplinaire pour les écoles publiques de la Commune d'Ambialet (Tarn) du 1-1-1852, cité par G. Maurand, Phonétique et phonologie du parler occitan d'Ambialet (Tarn), thèse d'État, 1974, Université de Toulouse Le Mirail.

" Les élèves doivent toujours parler français, sous quel prétexte que ce soit, il devra y avoir un signal. Et celui entre les mains de qui le signal se trouvera à l'entrée de la classe sera puni de la retenue après la classe de un quart d'heure à une heure, ou du verbe parler patois, suivant la force des élèves, ou à genoux. "

Dans tous les cas, la conversion à l'usage du français joue sur le sentiment de honte que doit susciter l'usage du « patois », et qui s'est lentement établi chez les locuteurs mêmes de l'occitan. Faire honte au locuteur du "patois" semble être une constante des situations diglossiques dans lesquelles on vise la disparition de la langue "basse".

L'exemple du français dans un autre contexte diglossique, celui de la Louisiane, où le cadien représente la langue « basse » permet de relativiser une quelconque hiérarchie des langues ou une quelconque supériorité d'une langue sur l'autre. Comme chez les petits occitanophones qui devaient inlassablement copier les lignes « je ne parlerai pas patois en classe », on voit se dérouler à une époque plus récente, le même processus qui finit par instiller le sentiment de honte face à la langue maternelle.

" I will not speak French on the school grounds,

I will not speak French on the school grounds.

I will not speak French...

I will not speak French...

I will not speak French...

Hé! Ils sont pas bêtes, ces salauds.

Après mille fois ça commence à pénétrer

Dans n'importe quel esprit.

Ça fait mal ; ça fait honte ;

Puis là, ça fait plus mal.

Ça devient automatique,

Et on speak pas French on the school grounds

Et ni anywhere else non plus."

Schizophrénie linguistique Jean Arceneaux (1980, 16-17)

La scolarisation obligatoire, qu'elle se passe en France ou ailleurs dans les colonies françaises, est non seulement un formidable instrument d'intégration à la Nation française, mais représente en même temps une puissante entreprise d'acculturation dont la langue française est un des pivots essentiels.

La scolarisation met au jour une véritable « schizophrénie linguistique », désignée parfois sous la forme de « schizoglossie ». Si le terme ne définit pas une véritable pathologie, il permet de souligner le paradoxe de cette situation de diglossie. La langue maternelle de l'enfant, celle à partir de laquelle s'est constituée son identité, cette langue est stigmatisée à l'école. Paradoxe aussi chez les parents qui ont honte de leur langue alors que c'est la seule qu'ils maîtrisent. Paradoxe encore quand les parents, souvent incapables de parler français, rajoutent une punition aux enfants parce qu'ils ont parlé occitan en classe à l'école. On voit bien que la seule issue reste le passage obligé au français.

Avec la scolarisation, débute donc dans une phase de bilinguisme massif, mais ce bilinguisme a vocation à n'être que provisoire, car il doit mener à terme à l'usage exclusif du français. Le processus de francisation des occitanophones sera d'autant mieux favorisé par l'école que les conditions socio-économiques mènent à un bouleversement progressif des modes de vie traditionnels. L'industrialisation tout comme la mise en place du chemin de fer conduisent massivement les populations vers les centres urbains. Dans ce contexte, le passage au français est le seul vecteur de la promotion sociale.

Dans tous les cas, nous vivons actuellement avec les dernières générations qui, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale (mais parfois encore après), ont connu ce passage brutal d'une langue à l'autre comme en témoigne l'extrait vidéo suivant

Écoutez le témoignage de Casimir Boule, agriculteur.[zoom...]

Lorsqu'arrive le moment de convertir au français la majorité de la population, l'idée que l'occitan puisse être une langue au sens d'un système linguistique autonome n'est déjà donc plus concevable par les locuteurs mêmes de la langue.

  1. Source : Wikimedia Licence : Domaine Public

  2. Source : Wikimedia Licence : Domaine Public

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