Roland Pécout

Un écrivain voyageur

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Mastrabelé - 1999

mastrabelè mastrabelè

Mastrabelé, Jorn, Montpeyroux (Hérault, 1999)

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Mastrabelè est paru après quatorze années sans publication majeure de l'écrivain, en langue occitane, depuis L'Envòl de la tartana édité en 1986 par le CRDP de Montpellier. Mastrabelè est aussi le premier recueil dont la typographie et la correction graphique soient aussi soignées. La fin des années 1980 a vu en effet dans l'édition occitane naître - ou renaître - un souci d'exigence concernant la cohérence graphique et la qualité d'impression.

 

Le site de Saint-Blaise, un point sur la carte

Mastrabelè, ce toponyme mystérieux pour nos contemporains est souvent remplacé dans les documents par celui de Mastramela ou Mastramelle. L’origine du site, sa localisation, les allusions que l'on en trouve dans les textes grecs et latins ont été étudiés par Henri Rolland, l'archéologue qui dirigea les fouilles du site à partir de 1935 dans un ouvrage édité par le CNRS : Henri Rolland, Fouilles de Saint-Blaise (Bouches-du-Rhône), supplément à Gallia, III, Paris, 1951..Ce travail pionnier est actuellement poursuivi par l’archéologue Jean Chausserie-Laprée que nous voulons remercier ici de l’accueil qu’il nous a réservé en mai 2010 lors de notre tournage sur le site.

Vue du site de Saint Blaise Vue du site de Saint Blaise

Le Mastrabelè que nous découvrons est emblématique de la recherche inlassable par Pécout de la construction de l'humain dans ses variations et ses permanences à travers l'espace et le temps. Mastrabelè ne cesse pas non plus de réitérer le refus têtu de Roland Pécout des oppositions et des barrières. Au fil des vers, le sauvage et le civilisé, le tragique et le festif, la mesure et la démesure alternent ou s'articulent.
Selon son auteur, Mastrabelè est un poème qui se présente comme ensemble de dix-huit textes sans titre en vers libres, chacun pouvant porter le titre d'étape, évoquant l'idée d'une progression spatiale dans le site. Une relecture attentive de cette suite en dix-huit tableaux y découvre un itinéraire conforme à la découverte réelle du site que l'on aborde par le Nord. Il faut cependant mettre à part quelques passages d'élargissement onirique comme celui qui porte sur la ville de Martigues, inclus dans le chant VI.

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L'ensemble initial des dix-huit chants a été complété par un texte en prose intitulé « Mapa » / « Un point sur la carte » (pp. 74-76), écrit juste avant la parution du volume, pour donner quelques clés de lecture. Depuis la ville de facture grecque jusqu'à une capitelle vieille d'un peu plus de cent ans, en passant par une chapelle romane qui explique le nom actuel de Saint-Blaise, le site fut sans cesse habité par l'homme. Cette superposition des civilisations est illustrée par le vers :

La capitelle et la chapelle ont poussé sur les décombres, comme des morilles, nourries de lumière, et d'os (p. 14 et 15)

La capitèla e la capèla an creissut sus leis escombres, coma de morigolas, noiridas de lum, e d'òs (p. 14 et 15)

La configuration spatiale de Saint-Blaise tout comme les mutations successives du site sont conformes à la prédilection de l'écrivain pour les réalités mouvantes, ambivalentes
Saint-Blaise ne se laisse pas deviner depuis les territoires actuellement peuplés dont elle est si proche pourtant. La cité « perdue dans les collines, oubliée des tumultes » / « perduda dins lei còlas, oblidada dei çaganhs » garde son mystère. Et cependant, pour qui sait la découvrir et chercher les signes multiples qu'elle recèle dans ses moindres recoins, elle livre une lecture du monde foisonnante, qui ignore les frontières de l'espace et du temps comme elle refuse les barrières entre mythe et réalité historique. Le texte met en scène tantôt au présent, tantôt au passé, un gamin (le texte occitan contient le mot minòt, caractéristique du parler marseillais) fasciné par le paysage et entrant sans le savoir dans le monde des grands mythes de l'humanité :

Mastrabelè : dans ce terrain vague de l'Atlantide - si proche des banlieues et des docks qu'on pouvait y monter à pied - le gamin trouvait le goût du mystère. Le gamin entrait dans le sommeil d'Ulysse dont il ne savait pas le nom. (pp. 76 - 77)

Mastrabelè : dins aquela Atlantida nusa e crusa - tan vesina dei banlegas e dei darsas qu'òm i podiá pojar d'a pè - lo minòt se chalava dau mistèri. […] Lo minòt dintrava dins la sòm d'Ulís que ne sabiá pas lo nom. (pp. 76 - 77)

L'enfant est capable de pressentir - sans toutefois totalement les percer - les mystères enfouis dans la cité, « forêt de pierre dans la forêt » / «seuva de pèira dins la seuva».
Dans l’entretien sur Mastrabelè Roland Pécout livre quelques indications sur la genèse de cette figure de l'enfant :

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vue sur l’étang de Berre depuis Saint Blaise vue sur l’étang de Berre depuis Saint Blaise

La position élevée de Saint-Blaise permettait au site de « scrut[er] le grand lac de Berre, de surveill[er] le delta du Fleuve et la côte sans fin ». Recherche des passages et des portes, ce désir s'inscrit naturellement dans la configuration spatiale de Saint-Blaise. Passage entre l'Antiquité historique et mythique, celle de Massalia comme celle de l'Atlantide, et l'actualité « des banlieues et des docks » / « dei banlegas e dei darsas », Mastrabelè est le lieu des métamorphoses et des mutations qui préservent l'essence de l'être tout en le transformant.
Ce lieu élevé est celui où l'œil du gamin surgi des souvenirs cherchait à saisir les voyages qui passent dans un va-et-vient entre le refuge féminin de la grotte et le lointain aux mêmes formes arrondies :

Mastrabelè : l'œil en alerte s'égare entre un souterrain vide et les formes rondes de la mer. (pp. 76 - 77)

Mastrabelè : l'uelh d'agachons barrutla dempuèi la cròta vueja fins a l'arcadura de la marina (pp. 76 - 77)

C'est ainsi que l'écrivain retrouve un de ses mythes de prédilection, celui des Argonautes et affirme que Mastrabelè « était l'alliée des Argonautes de tout poil » / « a fach pache amb leis Argonautas de tota mena ».

Le parti-pris des choses

La poésie de Roland Pécout est nourrie d'une solide culture ethnologique et mythologique, mais cet arrière-plan de lectures « savantes » n'est pas séparable d'une observation précise du quotidien. L'écrivain sait ainsi évoquer l'humble réalité matérielle, par des notations sensorielles qui traduisent une attention aiguë aux choses la plupart du temps environnées d'un halo onirique. Plusieurs passages en témoignent comme le chant XIV, qui évoque « lei lençòus de l'estiu » / « les draps de l'été » :


Les draps de l'été
ont un goût de lin repassé
la fraîcheur y cherche sa place
et étire bras et jambes
la fraîcheur remue les membres,
la nudité
d'un mur d'auberge.
les échos viennent mourir dans le plâtre des murs
et effleurent les carrelages.
(p. 55 - 58)
Lei lençòus de l'estiu
an un gost de lin estirat
la fresquièra se i estaloira
e tiba cambras e braç
la fresquièra a lei pecols que bolegan,
la nudetat
d'un muràs d'aubèrga
[…]
lei ressons venon molar dins lei parets gipadas
e lecan lei malons dau sòu
(p. 55 - 58)

Ces vers traduisent une série d'impressions éprouvées dans une chambre d'été, un juste rendu de sensations tactiles (le contact du corps avec la fraîcheur des draps), visuelles (les draps effleurant les carrelages) ou auditives (les échos du dehors parvenant atténués). L'attention minutieuse aux bruits du monde suscite l'imagination. L'univers évoqué par l'écrivain est un espace clos et protégé qui permet cependant la communication avec l'extérieur. C'est par l'allusion aux « volets mi-clos » (« Lei contravents en cabana ») que s'exprime cette ambivalence. Détail concret, d'apparence anodine qui réalise l'articulation de l'ouvert et du fermé, de la quête d'intimité et de l'attention à l'univers. Ainsi dans ces chambres protégées parviennent les échos du dehors, le bourdonnement des moustiques accompagne le grincement des volets, et la chaleur accablante se laisse deviner au-delà de la fraîcheur rassurante.

D'autres passages de Mastrabelè sont ancrés dans une réalité observable. Il en est ainsi de la description de Martigues, ou du passage sur les tomates les pomas d’amor, dans lequel l'image familière et colorée de réalisme poétique provoque l'élargissement symbolique.

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La réalité, dans Mastrabelè, est aussi décrite dans ses aspects les plus modernes, y compris le façonnement du paysage par l'industrie. La place occupée dans Mastrabelè par les paysages industriels s’explique par la réalité géographique. Le promeneur qui parcourt de site de Saint-Blaise, après avoir cheminé longuement dans des vestiges grecs, découvre soudain, au bout de la colline, les sites industriels qui en sont tout proches, à vol d'oiseau. Le texte 7 de l'anthologie alterne rêverie poétique et notations réalistes : le paysage industriel de l'étang de Berre tel qu'on peut l'apercevoir depuis le site de Saint-Blaise, la blancheur d'une lumière crue projetée par les réservoirs d'hydrocarbures, l’impression de tremblement provoquée par la chaleur et la luminosité excessive. Les notations sonores accompagnent les sensations visuelles. Cependant, l'acuité du rendu des perceptions sensorielles n'exclut pas l'inflexion onirique dont elles sont, dans ce passage également, la source. À la vision de l'alignement fixe des cuves se superpose un défilé de personnages portant des torches, spectacle populaire qu'on appelle pegolada dans les villes du sud de l'espace occitan. Ainsi la stabilité diurne se fait mouvement nocturne et l'inanimé s'anime. Cependant les deux visions - réelle ou onirique - découlent d'une même attention portée au réel, il y a simplement surimpression ou fondu-enchaîné, comme dans la comparaison qui suit des cuves avec de vieux camions maquillés que l'on essaie de vendre après un tel artifice…

Échos de l'oralité populaire

On peut trouver dans l'œuvre de Pécout en général, comme dans Mastrabelè, un autre aspect du réalisme poétique, c'est l'insertion des croyances populaires et de la culture orale dans son écriture, où apparaît la curiosité ethnographique de l'écrivain.
Dans le chant IV sont évoqués les effets mystérieux des métamorphoses de la lune sur l'univers terrestre, les hommes, les eaux, les végétaux et sur les mouvements de l'air. Ce caractère cyclique expliquerait notamment l'alternance du tarissement et du remplissage des sources. Il aurait des répercussions sur la météorologie , sur la maturation des végétaux, et sur les hommes dont la lune « protège la folie ». L'écrivain se plaît à énumérer ces croyances qui procèdent d'une pensée pré-scientifique :

elle en sait plus que toute science
elle protège la folie, elle mûrit la figue
elle tarit les sources
elle remplit les résurgences […]
Elle fait venir sur les pierres la gelée blanche
(p. 16-17)
ne saup mai que totei sciéncias 
apara la foliá, amadura la figa
agota lei sorgents,
avenca lei fònts […]
Fa venir sus lei pèiras la barbasta (p. 16-17)

Cependant Roland Pécout ne se contente pas de rapporter ces croyances populaires communes. Il leur ajoute le lien à la création poétique : «duèrb lo vent amb seis alas - e empura lo Poëma » / « elle ouvre le vent avec ses ailes - elle attise le Poème». L'ensemble compose un tableau onirique dont la lune présentée comme un « oiseau » occupe le centre. Cet oiseau est tour à tour « une mouette» / « una gaviòta », un charognard : «aucèu clar […] manjaire de cadabres mòrts » (« oiseau clair […] mangeur de cadavres »), avant de rappeler l'aigle de Prométhée : « La luna es un grand aucèu - que te rosega lo dedins dau ventre » / « La lune est un grand oiseau - qui te ronge le dedans du ventre », puis une chouette : « En plen miegjorn la veses, - aquela machòta - deis uelhs ebris, roginós, » / « En plein midi tu la vois - cette chouette - aux yeux ivres, aux yeux rouges».
Autre écho des croyances populaires, les serpents du fragment IX. Nés de l'observation de signes gravés sur les murs de la ville grecque - encore bien visibles actuellement -, ils provoquent de toute une rêverie fantastique :

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Dans le poème XVI, Roland Pécout fait allusion au « jeu du miroir » (garri - babau en occitan) qui fascine tant les jeunes enfants. L'allusion apparaît dans un passage imprégné d'une atmosphère ludique qui traduit la conjonction cosmique du feu et de l'eau :

La mer ne voit personne.
À son côté l’étang
éternue d'écume,
et au soleil couchant
joue au jeu du miroir
avec ses reflets de verre.
(p. 66 -67)
La mar se tracha de degun. 
A son costat l'estang
esternuda d'escruma,
e a soleu tremont
jòga a garri - babau
amb sei rebats de veire. (p. 66 -67)

Sensible aux croyances de l'oralité traditionnelle et à leur caractère mythique, l'écrivain est aussi sensible aux formes langagières que peut prendre la créativité populaire. Par exemple, dans le chant X, on peut trouver dans des vers déjà cités la trace d'une forme de récit oral que l'ethnographie occitane appelle les contes énumératifs ou contes « vira lenga » et qui ont pour fonction d'aiguiser l'habileté langagière des enfants : « venon pèira, pèira fa poussa, - poussa clafís l'aire e dins tei lèus s'engorga »/ « elles deviennent pierre, pierre devient poussière, - poussière remplit l'air et dans tes poumons s'engouffre » (p. 44 - 45)

Lei fònts son viatjairas / les sources sont voyageuses (XII, p. 50 – 51)

Les sources, certes, mais aussi bien sûr l'homme, l'univers tout entier, et même les éléments de celui-ci que le sens commun associe plus volontiers à la stabilité, à la fixité. Le seul guide du voyageur, c'est le désir du cheminement, la quête inlassable et têtue d'espaces inconnus et pourtant familiers parce que l'homme y découvre une part enfouie de son propre mystère. Cependant, pour accéder à l'inconnu comme pour accéder à la parole poétique, le dépouillement préalable est nécessaire, de même qu'il est nécessaire de se débarrasser des habitudes et de renoncer aux certitudes :

L'homme nu, dans toi,
c'est ce vagabond têtu
qui cherche son chemin entre les pierres.
(p. 16 - 17)
L'òme nus, dins tu, 
es aqueu passant testarut
que cerca son camin entre lei còdols. (p. 16 - 17)

Le chant XIII, qui évoque le bonnet phrygien, pousse à son comble ce besoin de dépouillement. Ce bonnet, symbole de la liberté accordée, doit être jet(é) à la mer, geste emblématique d'une liberté conquise par l'homme lui-même et par sa propre volonté et d'une libération toujours à reconquérir. Par cette référence au bonnet phrygien, Roland Pécout conjugue une fois de plus intérêt pour l'histoire antique, y compris dans ses imbrications avec le mythe, et rapport à l'espace de proximité. En effet, le bonnet phrygien est une coiffure d'origine anatolienne (Mithra, Attis…), mais c'était aussi, à la fin du XVIII° siècle la barreta, le bonnet de laine rouge des pêcheurs marseillais, importé à Paris par les sans-culottes marseillais et ensuite adopté par les révolutionnaires :


Par de pas, de misères, de chemins
jeter à la mer
le bonnet rouge des Affranchis.
Brûler tous les trophées et leurs lambeaux
jeter dans l'eau, ensuite, cette cendre
Que le poids d'une délivrance ne te retienne pas
fais-t'en léger
Pour cheminer vers d'autres délivrances.
(p. 52 - 53)
En dessubre dei còlas (molinieras  
de piadas, de misèrias, de camins)
escampar a la mar
la boneta roja deis Afranquits.
Cremar totei trofeus e totei pelhas
n'escampilhar lo cendrum, puèi, dins l'aiga.
Que lo pes d'una deliurança non t'empegue :
fai-te'n leugier
per caminar en d'autrei deliuranças.
(p. 52 - 53)
Hermes. Detalhe de vaso ático proveniente de Vulci, representando a embaixada de Odisseu a Aquiles. c. 480–470 a.C Hermes. Detalhe de vaso ático proveniente de Vulci, representando a embaixada de Odisseu a Aquiles. c. 480–470 a.C

Rien d'étonnant non plus à ce qu'Hermès, le dieu des voyageurs, occupe dans le recueil une place privilégiée.Rien d'étonnant à ce que le texte mette en relief son appartenance aux déserts, dont on sait depuis Portulan la fascination qu'ils exercent sur Roland Pécout :

Hermès, Hermès des déserts aux quatre vents
et vous autres, paupières des voyageurs
vous n'avez pas de lieu
mais vous vous nourrissez de l'espace.
(p. 44 - 45)
Ermès deis ermàs dei quatre cantons 
E leis autrei, parpèlas dei varalhaires,
avètz pas d'endrech, mai d'espandi
N'engolissètz. (p. 44 - 45)
Antikensammlung Munich, Allemagne. Vase grec, Attika 550 - 520 av J.C. Antikensammlung Munich, Allemagne. Vase grec, Attika 550 - 520 av J.C.


Dionysos lui-même, évoqué dans deux chants de Mastrabelè, représente l'ivresse et le rythme de la danse, mais aussi le mouvement que rien n'arrête et qui est aussi langage. Le dieu inspire à l'homme à la fois la crainte et la fascination car il suggère les profondeurs mystérieuses dont il est lui-même issu, mais aussi les origines lointaines de l'être humain :

Il est en route, il vient, le braillard des vignes
[…]
lui qui n'accomplit pas le cercle, et ses pieds
connaissent les épines et les énigmes
lui dont le rythme sert de parole
[…]
Tu as le frisson d'une crainte
en toi
tandis qu'il s'approche, confondu avec les cycles
marchant dans les solstices
tu as le frisson d'une crainte
- nous venons de si loin, lui de si profond -
et tu résonnes de cette danse sèche
de ce vin écumant
[…]
plus rien ne peut le retenir et il s'élance
(p. 48 - 49)
Vaquí que ven, lo bramaire dei vinhas 
[…]
eu que complís pas la ronda, e seis artèus
destrian leis espinas e leis enigmas
eu que son ritme es senhau e lengatge
[…]
Lo crentas un peçuc, te crentas un pauc
a tu,
mentre s'acòsta, a s'apoderar lei cicles
a caminar tras lo solstici
lo crentas un pauc, te crentas un pauc a tu,
que venèm de tan luènh, e eu de tan prigond
e 'quò's un chale, aquela dança seca,
aqueu vin qu'escumeja
[…]
res lo pòt pus reténer : que s'abrive.
(p. 48 - 49)

tombes paléochrétiennes sur le site de Saint-Blaise-Mastrabelé tombes paléochrétiennes sur le site de Saint-Blaise-Mastrabelé

Dans notre essai de description des dernières pages de Mastrabelè, nous avons évoqué la situation de Saint-Blaise comme celle d'un site ouvert à tous les vents, propice aux rêves de départs, et semblable à celle d'une arche échouée. Dans une sorte de mise en abyme, le chant XV évoque les tombeaux paléochrétiens découverts sur la colline comme des arches creusées ou bâties. L'écrivain présente ces innombrables sépultures visibles à l'extérieur des remparts de la ville dans une description où le réel s'imprègne du rêve, où l'immobilité se fait mobilité, où la légende des canaux creusés sous la colline se fait réalité. Les tombeaux, quant à eux, sont assimilés à « une troupe de barques / échouées qui descendent le temps/ après la fin de l'homme ». Les chemins sont alors des chemins de songe comme ces itinéraires vers l'Orient dont semblent rêver ces tombeaux. Itinéraires de songe aussi, au caractère plus symbolique, les chemins imaginés sous la colline de Saint-Blaise, qui auraient permis de s'aventurer dans les profondeurs de la colline mais, dans l'imaginaire de l'écrivain qui les associe aux tombeaux, ils mèneraient aussi au pays des ombres. L'écrivain dessine ainsi une configuration spatiale qui rappelle celle de la Grèce mythologique, où les fleuves réels (le Styx par exemple) ont leur doublet homonyme. La fixité, le caractère permanent de ces tombeaux sont évoqués en contrepoint avec la légèreté du vent qui disperse la poussière d'os. Aucune mélancolie dans cette évocation : l'œuvre du vent est associée au flux de la vie, à sa continuité, à la nourriture ainsi prodiguée aux chênes verts. Le voyageur-poète prend le parti de la vie dans cette contemplation de la mort. En témoigne son geste ludique qui redouble celui du vent.

[Renvoi Lire l'anthologie « Mastrabelè »]

Pour Pécout la grandeur de l'homme doit trouver sa mesure dans la vastitude des espaces parcourus. Interrompre le cheminement, mettre un terme à la quête, ce serait fixer des limites à l'aventure humaine dont la mort n'est qu'une étape individuelle, acceptée avec sérénité, et non pas la fin ultime.

[Renvoi Lire l'anthologie « Mastrabelè »]
Rien d'étonnant à voir le dernier chant en vers de Mastrabelè s'achever par ces images d'ouverture, images parallèles de la danse et du feu dans leur relation à la spontanéité du mouvement, mais aussi à la renaissance :

le Feu le Feu

 

La joie a pris le maquis
Son feu
dans les ruines du monde
fait grandir les hommes et les ombres.
La joie a pris le maquis et sa flamme
devant l'œil grand ouvert de la mer,
Sa flamme danse.
(p. 72 - 73)
La jòia a pres la campanha 
lo sieu fuòc
Dins lei clapàs dau mond engrandís
leis òmes e leis ombras
la jòia a pres la campanha e sa flama
davant l'uelh de la mar dubert a brand,
sa flama dança.
(p. 72 - 73)

Reste à se demander quelle place Roland Pécout accorde à l'être humain dans l'univers qu'il peint. Le chant IV (p. 18 - 19) évoque le lien qui unit la terre et le ciel, entre lesquels l'homme a sa place juste, exprimée par l'adjectif occitan prima qu'on est contraint de traduire par le doublet français infime et première :

Entre les deux, à la place infime
à la place première,
il y a le corps de l'homme
au milieu du monde.
(p. 19)
… entremieg, 
a la plaça prima,
i a lo còs de l'òme,
au mitan dau mond.
(p. 19)

La poésie de Pécout fait à l'homme lui-même une place centrale, non pas dans une posture orgueilleuse qui le placerait au-dessus des choses, mais comme partie prenante de l'univers matériel, comme une réalité mouvante et incertaine :

"L'homme est la mesure de toutes choses"
mais qu'est-ce que la mesure de l'homme ?
une ombre insaisissable, mouvante…
(VIII, p. 34 - 35)
"L'òme es la pagela de totei causas" 
mai de qu'es la mesura de l'homme ?
ombrina inagantabla, moventa…
(VIII, p. 34 - 35)

Cette réalité se situe entre deux infinis : l'infini des abîmes de l'univers, et celui des mystères de l'être :

dans le précipice
dans l'abîme, dans l'abysse, dans les gouffres,
qui te donnent la chair de poule quand tu y penses
et qui sont ton cœur quand tu y plonges.
(XIII, p. 54-55)
dins lo garagai 
dins leis abís, lei gorgs, lei tomples,
que te reversinan la pèu quand i pantaissas
e que son ton còr quand i cabussas.
(XIII, p. 54-55)

Cependant si la confrontation avec l'infini fait de l'homme un être de vertige, ce vertige, comme l'ivresse dionysiaque, est une sensation féconde et désirée.
Devant le site de Mastrabelè, on ne cherchera pas de la part de Roland Pécout une nostalgie romantique, un regret du temps passé… Son regard est toujours tourné vers le présent et le futur. Certes le site porte les marques d'occupations humaines successives, mais c'est la continuité de cette présence de l'homme que l'écrivain met en avant. La mort est ainsi simplement acceptée, comme un moment nécessaire du processus vital. La mort et ses différentes figures : déchirure, arrachement, combustion. C'est aussi pourquoi, selon Roland Pécout lui-même, la réalité c'est le monde sensible, et il n'y a pas d'autre monde.
La corrélation entre la vie et la mort, vérité enfouie au cœur du vivant et reprise au plan symbolique par toutes les mythologies et les diverses lectures mystiques du monde est, chez Roland Pécout, est une des formes multiples et peut-être la plus élémentaire, la plus fondamentale, de la volonté d'associer les contraires, de rechercher l'envers du décor, la face cachée des choses. Il ne s'agit pas d'un goût artificiel du paradoxe, mais d'une philosophie inscrite au plus profond d'une lecture du monde et des êtres et que traduit si bien l'expression reprise au parler populaire « Ròde la ròda ».
La complémentarité entre la mort et la vie, celle-ci étant pour chaque être humain un moment dans la longue durée, est inscrite en particulier dans le chant IX notamment à partir de la page 41 :

Tout peut naître parce que tout meurt. […]
et l'histoire de chacune de nos naissances
est l'histoire d'un arrachement. […]
Vivre tout entier
car la mort est entière
Tourne la roue, qui fait
que nous avons pour vivre un moment
et que ce moment est pour vivre.
Le chant traverse la pitié
de tous les êtres, qui ont à mourir,
et grandit dans la vie
de tous les êtres, qui ont à vivre.
(p. 42 - 43)
Tot pòt nàisser perque tot morís. […]
e l'istòria, a cada còp, de nàisser,
es istòria de se desrabar. […]
Viure en entier,
que la mòrt es entièra
Ròde la ròda que fa
qu'avèm per viure un moment
e qu'aqueu moment es per viure
Lo cant atraversa la pietat
deis èstres, qu'an de morir
e grandís dins la vida
deis èstres, qu'an de viure.
(p. 42 - 43)

Le monde, et l'humanité qui l'habite sont en perpétuel mouvement, dans une circularité irrépressible. La vie fait place à la mort, indispensable elle-même pour de nouvelles naissances, conception philosophique exprimée une fois encore par l'image concrète, ici celle du pain cuit dans la braise. Il s'agit dans Mastrabelè, d'un processus universel irréversible et joyeux.

[Renvoi Lire l'anthologie « Mastrabelè »]

Carte de l'Atlantide Carte de l'Atlantide

Le motif des cités enfouies, des villes englouties, oubliées de l'histoire et des hommes, est une des obsessions de Pécout. Il a écrit en 1973 una Canta per tres vilas e cent mila pòbles. Les trois « villes » concernées sont Montségur, Machu Picchu et Zimbabwe. Ces textes poétiques, que l'écrivain n'a pas retrouvés, étaient constitués d'une trentaine de pages destinées à rappeler à la vie les trois sites oubliés.
Une fois encore, Pécout se refuse à séparer mythe et Histoire, sa fascination pour Machu Picchu ou Mastrabelè, à l'existence attestée, et celle pour l'Atlantide dont l'existence historique, et encore plus la localisation éventuelle, sont sujettes à discussions et controverses.
En 1992, Pécout confiait au Théâtre de la Carrièra le très beau texte intitulé Anatilia / Antinea, demeuré jusqu'à présent manuscrit, qui établit un lien narratif entre deux mondes engloutis : la ville d'Anatilia, présentée comme une cité mythique de Camargue et l'Atlantide, le royaume d'Antinea. Ainsi, Anatilia / Antinea et Mastrabelè, ces deux œuvres d'époque et de genre différents, révèlent bien des analogies : un espace de référence commun, dont la Crau, les bords de l'étang de Berre et la Camargue constituent l'épicentre à partir duquel se déploient des territoires immenses, réels ou imaginés, une même vision de l'Histoire, qui contient une part irréductible de mythe, et la certitude apaisée de l'inachèvement du monde.

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