Avem decidit d'aver rason - 1969
Avèm decidit d'aver rason Avem decidit d'aver rason 1969 - Editions « 4 Vertats », Ardouane, Hérault.est le numéro 9 d'une collection de poésie créée par l'écrivain Jean Larzac et intitulée « 4 Vertats » qui réunissait de petites brochures, dans un esprit éditorial ainsi défini:
Si ce n'est pas le rôle de la littérature de faire passer la langue à l'acte de toutes ses possibilités, cela peut être son rôle de l'y provoquer : et pour cette raison elle doit passer tout entière au discours, à l'oralité, susciter la réponse d'un peuple qui se désaliène |
S'es pas lo ròtle de la literatura de far passar la lenga a l'acte de totas sas possibilitats, pòt èsser son ròtle de la i provocar : e per aquela rason deu passar tota al discors, a l'oralitat, suscitar la responsa d'un pòble que se desalienaJean Larzac, "La letra tua", revue Viure n° 18-19, Montpellier, automne 1969, pp. 16 - 32. (p. 28). |
La volonté de lisibilité immédiate, dont l'article de Larzac propose plusieurs moyens notamment lexicaux et syntaxiques, apparaît bien évidemment, dans Avèm decidit d'aver rason, à travers le choix de la typographie, comme le montre le feuilletage en ligne.
Le cadre : l'explosion créatrice consécutive aux événements de mai 1968.
En mai 1968, Roland Pécout se trouvait à Paris. Il évoque brièvement cette période dans son ouvrage consacré au chanteur occitan Claude MartiClaude Marti, Paris, Seghers, 1975, coll. « Poésie et chanson », pp. 17 – 18. :
On avait connu Mai comme une naissance. La prise de parole, la débâcle de la hiérarchie et de l'argent, les tabous renversés, la fraternité qu'on respirait avec les fumées de chlore et l'odeur du printemps. […] |
Le mouvement de mai 1968 et ses retombées sur les analyses d'une partie influente du mouvement politique occitan des années 60 - 70 comptent parmi les clés qui permettent de lire ce premier recueil de Roland Pécout. On y relève des allusions fort précises au mouvement dans sa configuration française. C'est le cas essentiellement du poème « la fèsta de mai » (p. 9) où l'on devine des bribes des discours du Général de Gaulle (l'évocation transparente de la « CAGA-EN-LIECH » [la chienlit] et même la présence du mot français « PARTICIPATION » et des allusions évidentes aux événements, comme cette vraie-fausse dépêche d'A.F.P. : |
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La chienlit c'est lui! - affiche mai 68
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En claquant |
en clacant |
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avem decidit d'aver rason pages 8 et 9. Roland Pécout |
avem decidit d'aver rason pages 6 et 7. Roland Pécout |
Ces manifestations de rues sont bien présentes, dans une opposition très manichéenne entre le pouvoir en place et la carriera [la rue], laquelle forme un être collectif avec «la voix de sa colère» LA CARRIÈRA qui laisse jaillir à la fin du texte la paraula desliurada [la parole libérée] et ses mains nues : ges d'autra arma |
Pécout trouve des accents épiques pour peindre les manifestations collectives jaillies en ce mois de mai, cette « fête » qu'évoque le texte dès son titre. Le poème martèle le verbe « grandir » et présente la révolution de mai comme un mouvement irréversible qui anéantit toutes les forces de répression : |
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avem decidit d'aver rason pages 10 et 11 . Roland Pécout
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Ce n'est pas celle-là, de fête, qu'ils attendaient |
es pas aquela, de fèsta, qu'esperavan |
La lecture des œuvres ultérieures de Pécout met en évidence une fascination continue pour cette tonalité où se mêlent le goût de l'épique et la jubilation de la fête et de la danse. Les anaphores (per cada facultat ocupada / per cada usina en grèva / per cada campanha en revòuta ; li torres, li torres d'ebòri) les reprises de termes, à l'identique ou avec de légères modulations morphologiques (grandit / grandit / grandir / grandida ; tremòla / tremòlan), contribuent à cette impression de fête où la poésie de Pécout révèle un plein accord avec les récits des événements de mai ont depuis lors donné naissance, récits d'historiens ou journalistes ou relation des événements par les acteurs de ceux-ci Voir notamment « Les années de rêve » Génération intitulé "Les années de rêve" Hervé Hamon et Patrick Rotman, Paris, Seuil, 1987, pp. 447 – 594 . |
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Tous unis camarades. Affiche mai 1968
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Dans Avèm decidit d'aver rason, la France, qui avait été nommée dans le poème liminaire :
faire crebar per lo dedins
França
ETERNALA
est plusieurs fois évoquée dans « la festa de mai » qui dit un ironique AMEN à LA REPUBLICA UNA E INDIVISIBLA. Dans ce même texte, Pécout évoque les trois couleurs pour les subvertir :
Ceux qui ont pour mission |
Li qu'an per mession |
Dans ce texte de jeunesse, Pécout reprend à son compte les critiques bien connues des militants de mai 68 contre les exploiteurs. Cependant, on peut aussi trouver déjà dans « la fèsta de mai » des accents originaux qui parcourront la suite de l'œuvre, comme le refus des idoles et des croyances absolues qui aliènent la liberté de l'homme :
Tous les dieux et les déesses sur leurs piédestaux […] et la grande momie qui leur sert de grand prêtre, ils ont reçu leur pavé sur le coin de la figure |
TOTI LI DIEUS E LI DIVESSAS |
L'occitanisme dans le recueil : en Occitània o endacòm mai…
Si elle n'est nommée qu'une seule fois dans le poème liminaire : A TOTIS aqueli que, en Occitania e endacòm mai… [À tous ceux qui, en Occitanie ou ailleurs…] la communauté occitane est aisément reconnaissable dans le recueil à travers un ensemble d'attributs caractéristiques de la rhétorique militante de l'époque: misère, esclavage, colonisation, exil, invasion touristique et leurs corollaires symboliques : la soif des oliviers, les murs devenus vides, les ronces envahissantes (dans le poème « Ma terra »).
Le deuxième poème du recueil, scandé par la reprise anaphorique de l'expression Dempuèi tant de temps [Depuis tellement longtemps] contient une allusion discrète au passé littéraire des pays d'oc, à travers le mot « jòi » : Dempuèi tant de temps que li trafegaires / de pòbles li degalhaires de nòstre Jòi… [Depuis tellement longtemps que les trafiquants de peuples ceux qui ont perverti notre joie]
affiche decolonisons - cirdoc
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avem decidit d'aver rason pages 12 et 13. Roland Pécout
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affiche Touriste - cirdoc
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On retrouve chez Pécout l'articulation de la lutte nationalitaire et de la lutte des classes, c'est le cas notamment dans le poème « Ma terra… » : si la lutte des classes y apparaît à travers l'affrontement avec les :
Grands Marchands de là-haut |
Grands Mercants d'ailamont |
On peut noter la localisation d'ailamont qui permet d'articuler l'affrontement Paris / pays avec l'affrontement Mercants / esclaus. Les marchands, dit le texte, achètent les bras et la terre. Le poème traduit ainsi les analyses développées par le Comité Occitan d'Etudes et d'Action (COEA) du « colonialisme intérieur » et évoque les affiches et tracts de l'époque qui montraient, dessins satiriques à l'appui, les matières premières produites dans le Sud de la France rejoignant la capitale. L'articulation de la revendication socialiste et de la revendication occitane s'accompagne, dans la mouvance idéologique des acteurs occitanistes de l'après-1968, de l'expression d'un sentiment de fraternité internationaliste. On se rappelle par exemple la chanson consacrée à Montségur Marti, Montsegur, I.E.O. / Ventadorn, 33 t. , 30 cm., 1972, réf. IEO-S4-333.par le chanteur Marti : |
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Montsegur.Marti/Ventadorn
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Indiens de toutes les couleurs |
Indians de totas las colors |
Mais il ne faut pas y voir chez Pécout une simple adaptation circonstancielle aux idées en vogue. La permanence de ces thèmes dans des écrits ultérieurs à l'auto-dissolution du mouvement Lutte Occitane en 1975 en dit bien le caractère structurant d'une pensée et d'une écriture. Si, de même que la plupart des acteurs du mouvement politique occitan des années 68 - 75, Pécout renonça très vite à l'assimilation naïve de l'Occitanie à un Tiers-Monde à l'intérieur de la France ou de l'Europe, il garda ces rêves de fraternité internationaliste qu'il accorde à son exigence du nomadisme et à son refus de l'enracinement dont témoigne avec humour cette prise de position :
Qu'on n'aille pas ressasser des histoires de racines. Nous ne sommes pas des légumes. Indiens, il ne s'agit pas de s'enraciner dans la réserve, mais d'en sortir. Il ne s'agit pas de planter les pieds dans le passé, mais de devenir des nomades dans et à travers tous les chemins du chemins du possible Texte de présentation du premier disque du groupe Cardabèla (Ventadorn, Béziers, VS3L22, s. d.), dans lequel figurent deux chansons écrites par Pécout, dont le poème liminaire du recueil Avèm decidit d'aver rason, et le poème éponyme de l'album.. |
que s'ane pas repapiar d'istòrias de rasigas. Siam pas d'ortolalha. Indians, se tracha pas de s'enrasigar dins la resèrva, mas d'en sortir. Se tracha pas de plantar lei pès dins lo passat, mas de venir de nomades dins e a travèrs totes lei camins dau possible. |
Ainsi pour lui, en 1968 - 1969, plus que pour d'autres encore, la lutte anti-colonialiste d'ici est-elle clairement reliée à celle d'ailleurs. En témoigne dans le poème liminaire la gradation du ieu à l'endacòm mai avec Occitania en position centrale, le jeu sur les pronoms personnels (de la première à la troisième personne, du singulier au pluriel), relayé par l'expression de l'agrandissement de l'espace : |
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avem decidit d'aver rason page 3. Roland Pécout
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À moi toi lui |
A ieu tu èu |
L'efficacité d'une rhétorique : la création d'une communauté.
Contrairement à beaucoup d'œuvres de Pécout marquées par la prédominance de la deuxième personne du singuler, dans Avèm decidit d'aver rason, c'est l'usage de la première personne du pluriel qui domine : 70 occurrences verbales ou pronominales révélent le besoin de créer une communauté. Cette communauté apparaît d'abord à travers des couples d'antithèses qui opposent ce qu'elle est à ce qu'elle doit devenir, ce qu'elle rejette à ce qu'elle revendique ou encore ce qu'elle paraît être à ce qu'elle est profondément. Voici quelques-uns de ces couples :
- mort / vie
- faiblesse / force
- passé / présent ou futur.
- ignorance / connaissance :
- vieille honte / destin choisi
- nudité / richesse
Les hommes de cette communauté sont surtout présents à travers leur corps, un corps douloureux, supplicié, des épaules courbées, la chair déchirée, les os piétinés.. Le poème liminaire reprend deux fois le terme batuts [battus]. Surtout, l'idée qui apparaît comme un leitmotiv est celle de la nudité. Nombreuses sont les expressions qui disent la souffrance collective. Il n'y a cependant, dans cette insistance sur les douleurs de l'homme, aucune déploration, comme en témoigne ces vers du même poème : siam venguts fòrts de nòstra misèria / nus e gigants…[Nous sommes devenus forts de notre misère nus et géants] |
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Lutte occitane - N° 16 |
La souffrance en elle-même est fertile, c'est d'elle que naît la révolte, à condition que se réalise l'accession à la lucidité. Le comble de la douleur pour l'homme c'est la cécité, l'ignorance entretenue de son identité. Ce que salue le recueil, de manière réitérée, c'est l'accession à la connaissance : NÒSTRA MISÈRIA nos a desrevelhats / e desenant portam lo nom / que nos donam [Notre misère nous a réveillés et dorénavant nous portons le nom que nous nous donnons]
Les prémices des thèmes poétiques ultérieurs.
La lucidité que l'auteur n'a de cesse de revendiquer, c'est à lui d'abord qu'il l'applique, et à ceux de sa génération. Il n'y a pas là, loin s'en faut, une dénégation de ce romantisme révolutionnaire qui avait saisi toute une génération. Celui-ci est assumé, mais il apparaît comme devant être dépassé. D'ailleurs, il y avait déjà en germe dans le recueil des thèmes poétiques et des modes d'écriture que Pécout ne cessa de mûrir par la suite. Un des leitmotivs de cette œuvre de jeunesse, c'est l'expression inlassable du désir de renaissance, de naissença, comme le dit le titre d'un poème. Vie choisie, naissance voulue née de la souffrance elle-même : |
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avem decidit d'aver rason pages 10 et 11. Roland Pécout
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Nous étions nés pour rien |
eriam nascuts pèr ren |
On notera dans ce passage la richesse du champ lexical de la conception et la volonté têtue, pour l'homme, de prendre en main sa destinée, y compris sa propre naissance. La mort est elle-même source potentielle de vie. À sa manière, l'auteur redit les mythes fondateurs et le grain nécessairement mort pour donner la vie :
Enterrar lei mòrts
per venir vivents,
e manjar lo temps
per que non nos mange.
[Enterrer les morts pour devenir vivants et manger le temps pour qu'il ne nous mange pas]
La continuité du vivant dont la mort n'est qu'une étape ne cesse de parcourir l'œuvre entière de Pécout. Elle est d'ailleurs certainement le motif fondateur de Mastrabèle Mastrabèle, Montpeyroux, Jorn, 1999.. Nous aimerions cependant montrer cette conviction à travers un petit passage apparemment plus anodin, mais tout aussi révélateur : il s'agit d'un reportage effectué sur le Larzac et publié dans la revue Connaisance du pays d'oc Connaissance du pays d'oc n° 68, Montpellier, mai / juin 1984, « Oustals del Causse, itinéraire sur le Larzac », p. 24 – 31 . Après avoir longuement décrit la bergerie neuve de La Blaquière, construite grâce à d'innombrables bonnes volontés pendant les années 1970 où se déroulait la lutte contre l'extension du camp militaire, Pécout évoque une construction plus ancienne : |
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La Blaquiere - Photo Georges Souche
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Au bout de La Blaquière, en direction du camp, il y a une autre bergerie. Vieille. L'entrée est barrée par une ancienne machine à emballer le foin. Ce porche, héritier des porches romains, regarde un chemin qui se perd dans le vague. La voûte en arête devient concave au bas des murs, comme deux mains ouvertes, comme un bateau. Cette carcasse sublimée semble faite pour vivre, pour mourir, pour ruminer son herbe et pour donner du lait. Le plus beau vaisseau des Hauts-Plateaux n'est pas un monument établi pour qu'on le voie de loin, mais cette simple jasse, au bout du chemin, où personne ne va, où il n'y a même plus de brebis, mais des débris de bottes de paille et un rêve qui sommeille dans une arche de vide… C'est alors qu'éclatent des voix de gamins, éraillées par les pierres, trimballées par le vent. Les enfants de la Blaquière reviennent de l'école. Plus nombreux que les adultes du village. Une vraie bande. La relève est assurée. Après tout, les pierres peuvent bien se casser la gueule, tant qu'il y aura des enfants pour s'appeler comme ça dans le vent. |
avem decidit d'aver rason pages 14 et 15. Roland Pécout
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Le nomadisme, le refus des enfermements sont nécessité vitale pour Roland Pécout. Ces chemins qui seront plus tard au centre de son œuvre comme espaces infinis d'ouverture, de liberté, de contact avec l'autre, cet autre nous-même, sont d'abord, dans ce poème « Ma terra » les chemins de l'exil et ceux qui emmènent au pays les invasions touristiques : que montan Le même poème dit la douleur des chemins perdus, des anciennes dralhas devenues torrents impraticables : |
Les jours qui sortaient de ces chemins |
Li jorns que sortissián d'aquelei camins |
Pécout allie dans ces vers l'observation sûre des choses concrètes, les chemins non empruntés disparus sous la végétation, constatation que peut faire tout randonneur, et l'utilisation métaphorique de cette réalité. C'est en effet une des constantes de ce recueil que d'exprimer la mort par la disparition des chemins. Cependant, pas plus dans ce premier recueil que dans le reste de l'œuvre on ne verra l'écrivain se complaire dans la déploration du malheur : voici les vers 50 et 51 du poème « Ma terra » :
fau tornar inventar lo mond
per que tòrne naisser la Terra.
[Il faut réinventer le monde pour que renaisse la terre]
et lorsque la fin du texte proclame : nòstri camins caminaràn, il y a le refus évident de toute fixité passéiste.
Si nous avons évoqué les liens du recueil avec les grands thèmes occitanistes des années d'écriture, il serait dommage cependant de n'y voir que tracts politiques ; les préoccupations de Pécout-poète sont là qui accusent les marchands de voler les mots et leur sens, de vendre rêves et miroirs brisés :
raubaires di mots e de son sens
vendèires de sòmis
e de miraus rots
[voleurs des mots et de leur sens, vendeurs de rêves et de miroirs brisés]
La place accordée au motif de la parole et à son contraire, le silence, est particulièrement remarquable. On peut voir à travers la l'architecture générale du recueil – et dans certains textes – une gradation de la connaissance, de la lucidité retrouvée pour parvenir à la parole, ou au cri. La misère la plus grande de l'homme est en effet de ne pas connaître le nom de [sa] misère :
de pas conéisser
lo nom de nòstra misèria...
Il nous plaît ainsi de voir dans ce premier recueil l'annonce de la libération de la parole, la parole poétique bien sûr, celle du rêve et des miroirs à traverser, mais aussi, plus humblement et plus orgueilleusement celle de la parole humaine que Pécout n'a pas cessé, depuis, de délivrer à travers son œuvre.
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