Chemins, carrefours et passages
La lecture de l’œuvre de Roland Pécout, quelle qu'en soit la langue d'écriture, quel qu'en soit le genre littéraire, révèle une attention minutieuse à la totalité de l'univers, paysages, choses et êtres. La perception aiguë de l'infinie variété du vivant à travers l'espace et le temps se conjugue avec la recherche inlassable des passages et des portes qui s'ouvrent à l'être humain en général, et au poète en particulier. Sur un plan philosophique, la pensée de Pécout se situe toujours dans les entre-deux, voies de passage et carrefours et recherche les confrontations fécondes.
La confrontation des contraires ne connaît pas de limites, même pas les limites extrêmes entre la vie, ainsi de la musique populaire telle qu’elle est présentée dans l’ouvrage La musique folk des peuples de France […] dit les forces de mort et les forces de vie intimement mêlées et à l’œuvre dans notre société et dans notre temps (p. 29) [ Consulter la fiche ] Si nous nous en tenons simplement aux nombreux paysages dépeints dans l’œuvre, Pécout y privilégie les frontières passages aux frontières murailles, anticipant l’idée exprimée dans le dernier essai de Régis Debray Éloge des frontières (Gallimard 2010). |
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La musique folk des peuples de France, Stock, coll. « Dire », 1978. |
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alors je m'en vais je ne dis rien |
alara me'n vau dise ren |
les chemins, presque dérisoires, misérables, sont là pour opposer la vie à la douleur et à l'absence. Cheminer, envers et contre tout, dents serrées / dents sarradas dusc’a la fin, c'est résister humblement à l'anéantissement. Cheminer, malgré le vide des carrefours, tan vueges lei quatre camins, malgré l’apparence de rues barrées que prennent les matins : carrièras bòrnias lei matins, malgré l'espace trop petit : quand tot l’espandi es tròp pichòt et malgré la solitude contre le vent : Caminas sol contra lo vent.
Le nomadisme est celui du locuteur et de ses compagnons : Caminaviam au liech dei flumes magres / Nous marchions au lit des fleuves maigres, il est aussi celui de la lambrusca [la vigne sauvage] enfugida dau tropèu, reborsièra [enfuie du troupeau, réfractaire] et qui escalade les arbres. Il est celui de l'herbe : l'erbum qui a pris le maquis / pres la campanha, au vers 49.
La « Letra III » évoque la maison du locuteur dans une formule dont le caractère paradoxal, - la maison, pour lui, ne peut être que provisoire - est tout à fait révélateur de ce besoin de nomadisme. Il est à remarquer que la version française, par l'usage du pluriel, accentue encore ce caractère provisoire :
Dins l'esparcet installe mon ostau de passatge…
[Dans le sainfoin j'installe mes maisons de fortune]…
Ce caractère nomade apparaît aussi dans le texte sans titre de la page 25 où le parti-pris des itinéraires dictés par le hasard est exprimé par l'image des intencions gabianas, inspirée, à l’auteur, nous a-t-il dit, par la série des Corto Maltese d'Hugo Pratt et par le caractère picaresque de leur héros éponyme :
Je rôde loin des familles près des bateaux à l'ancre avec mes intentions-goélands. C'est tout un programme mais ne me le demandez pas : dire des prophéties n'est pas simple, je n'écris pas de projets immanquables, je ne connais à l'avance que le tremblement de terre de l'orage quand ses aiguilles d'yeux son brouillard montant d'iris jaunes me traverse la chair, et alors le regard s'éclaircit. |
Barrulle luenh dei familhas còsta lei batèus a l'estaca ambé meis intencions gabianas. Aquò's tot un programa mai me lo demandetz pas : es estranh de dire de profecias, escrive pas de projectes sens manca, coneisse pas d'avança que lo terra-tremol de l'auratge quand seis agulhas d'uelhs sa nebla montanta de glaujas atraversa ma carn tota e alara ai la vista qu'es clara. |
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1978 - Portulan 1 Editions Vent Terral |
1980- Portulan II Éditions Tarabuste, Montpellier |
En 1985, Roland Pécout publie dans le n° 14 de la revue Dolines, une chronique intitulée « Journal de voyage », inaugurée par une rêverie sur les limites et les lignes de partage des eaux et autres frontières passages, ainsi du seuil de Naurouze ou de la ville de Lyon.
Dans cette chronique manifeste, il exprime ainsi sa fascination: « J'aime ces lieux magiques, ces articulations de la Terre où le voyageur sent que toute limite n'est pas un mur ».
L'œuvre contient maintes occurrences de ce motif-clé. Deux exemples, parmi d'innombrables occurrences :
Ainsi dans L'Envòl de la tartana, au moment où Peire-Joan atteint le Larzac après une escalade vertigineuse et qu'il découvre un nouveau monde :
Èra coma s'aguèsse passat per una pòrta secreta e encantada (p. 19)
[C'était comme s'il était passé par une porte secrète et enchantée]
Dans le premier chapitre de Portulan I ce motif est introduit à partir de l'image de la grenade:
En 1992, une contribution de Roland Pécout figure dans l'ouvrage collectif : Du dinosaure au cabanon, sous-titré « Approche insolite des patrimoines des Bouches-du-Rhône », édité par Actes Sud.
Ce texte s'intitule : « Sainte-Victoire après l'incendie ». On ne sera pas surpris d'y retrouver une vision cosmique omniprésente dans l'œuvre et qu'il délivre ici à propos de sa perception de la montagne :
C'est un vaisseau [...] En tout cas une interface, un écran - une porte - comme disent les anciens - par où chaos et cosmos communiquent - on ne sait pas toujours dans quel sens... La montagne est cosmos parce que architecturée, mais elle porte des lambeaux de chaos dans l'insurrection de ses strates, dans ses failles illogiques qu'emprisonne une masse stable comme le marbre des Grecs.
L'article se structure au fur et à mesure de l'ascension de la montagne, mêlant notations descriptives, réflexions sur l'écosystème et rêverie poétique où affleure l'imaginaire propre à l'auteur. Ainsi de ces remarques au cours de la descente de la montagne :
Cette forêt brûlée, que l'on tentait de replanter, ne manquait pas à la Sainte-Victoire, puisque la montagne elle-même, rempart et rocher, n'en avait jamais porté. Elle manquait à son approche. Elle manquait au chemin. Nous avions gravi la Sainte-Victoire au pas de charge, malgré l'essoufflement, nous avions été orphelins de sous-bois où nous perdre, de portes à franchir. La Montagne dépouillée ne savait plus offrir la lente et progressive Traversée des Eléments.
Ce que regrette le marcheur, c’est la disparition des étapes initiatiques qui jalonnent les chemins des personnages de l’œuvre, c’est l’effacement des passages à franchir.
On reconnaît dans la suite la quête des traces du passé que ne cesse de mener Pécout, refusant que l'on cisaille le temps comme il refuse que l'on mette des barrières infranchissables entre les espaces, recherchant inlassablement les portes, les passages d'un lieu à l'autre, d'une époque à l'autre. Sa passion d'archéologue apparaît ainsi à la fin du texte, en même temps que s’y impose sa volonté têtue de toujours voir l’envers des choses, l’envers du décor, ou plutôt, sans mauvais jeu de mots, l’endroit : le feu, pas plus que rien au monde, ne peut être uniquement destructeur et négatif :
Mais le feu avait eu une vertu : en mettant au jour tous les débris du passé au pied des buissons brûlés, il avait rendu visibles, dans les cendres, les pots de terre des résiniers qui jusqu'au début du siècle exploitaient la sève des pins. Beau clin d'œil : la forêt à reconstruire n'est pas un décor : elle est humble et utile autant qu'elle est porteuse de mythes. Décidément, en Provence, même les « leçons » des montagnes ont quelque chose de l'Orient.
Et l'on se rappelle tant de textes où l'on voit le chercheur réel ou le personnages de fiction explorer le sol pour y découvrir les traces du passé. Ainsi dans Portulan I :
Plus tu t’enfonces dans le ciel à travers les rues démolies, entre les squelettes gonflés des maisons de pisé, plus il fait chaud. Tu as choisi midi sans le choisir. Naïvement, tu creuses pour chercher des restes, des traces, de la vie passée et de la mort soudaine, et parmi des fragments de faïences émaillées, griffées d’arabesques, tu fais sortir un scorpion jaune. |
Dau mai t'enfonças dins lo cèu a travers lei carrieras degrunadas, entre leis esqueletes bodiflats deis ostaus de tapi, dau mai fai caud. As causit Miegjorn sens lo causir. Ninòi, cavas per cercar de restas, de traças, de la vida passada e de la mòrt subrana, e d'entre de tròç de faïenças esmaltadas grafinhadas d'arabescs, fas sortir un escorpion jaune. |
Ljubljana, ville de passages…
À partir de 1995, Pécout publie dans La revista occitana (Montpellier) des Quasèrns de viatge [Cahiers de voyages] consacrés aux pays de l’ex-Yougoslavie. Le premier s’intitule « Retrobar Eslovenia ». La capitale, Ljubljana, est ainsi présentée :
Ljubljana est une cité ronde. Tu y retrouves toujours les traces de tes pas et toujours tu découvres des passages nouveaux qui donnent sur les quais de pierre blanche du fleuve Ljubljanica |
Liobliana es una ciutat redonda. I retròbas tei peadas de longa e de longa descuerbes de passatges novèus que donan sus lei quèis de pèira blanca dau riu Lioblanica (p. 51). |
En 1995, Pécout publie une nouvelle intitulée La Cougourde, adieu à l'enfance où il exprime une nouvelle fois son goût pour les récits initiatiques. Le texte s'ouvre par une phrase Il doit y avoir un passage que nous avons trouvée -sans la moindre modification- dans deux autres nouvelles : Le voleur de ciel (1988) et La fleur du désert (1997). Ce que recherche le personnage principal, c'est le passage entre les deux lieux principaux du récit, l'Oustal, la maison de pierre léguée par le grand-père, et la Coumba de l'Òrt [La Combe du Jardin], une vallée - oasis où coule une rivière, aperçue trente mètres plus bas, isolée par un ravin vertigineux. « Trouver le passage », c'est entrer dans les entrailles de la terre, découvrir la grotte sous la maison, et renaître au jour après ce rite initiatique.
Ainsi encore, dans L'Envòl de la tartana, Catarina ouvre-t-elle à Pèire-Joan la porte des profondeurs de sa maison du Causse :
Tout en parlant, elle se dirigea vers le fond de la grotte qui demeurait dans l’ombre. Elle dirigea le rayon de sa lampe sous une arche de pierre. Cela ressemblait à un porche comme il y en a dans les maisons de la montagne. Où allaient-ils sortir, ou entrer ? Mais les références au dehors et au dedans ne voulaient rien dire dans cet espace de nuit prisonnière. Catherine passa le porche. Pierre-Jean la suivit. Ils étaient dans une grande grotte, avec des concrétions, des piliers de calcite et des tas de cailloux de pierre grise. Un petit chemin de terre passait au milieu. Pierre - Jean se sentit en dehors de la maison, dans un autre élément, loin de la terre du Causse. |
Tot en parlant, ela s'adralhèt vèrs lo fons de la cròta que demorava dins l'ombra. Mandèt lo rai de sa pila sus una arca de pèira. Semblava un pòrge coma n'i a als ostals de la montanha. Ont anavan sortir, o dintrar? Mas las referéncias al defòra e al dedins volián ren dire dins aquel espaci de nuèch presonièra. Catarina passèt lo pòrge. Pèire-Joan la seguiguèt. Èran dins una granda bauma, amb de concrecions, de pilars de calcita e de clapasses de pèira grisa. Un caminòl de tèrra passava al mitan. Pèire-Joan se sentiguèt en defòra de l'ostal, dins un autre element, luènh de la tèrra del Causse. |
Enrasigament e nomadisme… si nous poursuivons la métaphore empruntée à Roland Pécout, nous rencontrons cette autre expression imagée, rasigas caminairas, qu’il emploie à propos des nomades d'Iran, contraints à la sédentarité par la domestication du désert :
Les nomades qui subsistent deviennent vite les fossiles d'une étape géologique. Le développement à l'occidentale ne donne pas sa chance aux hommes des espaces rocailleux, il les fait plier, il tranche leurs racines vagabondes. |
Lei nomades que demòran venon lèu lei fossils d'una estapa geologica. Lo desvolopament a l'occidentala dona pas sa chança ais òmes dei grès, lei fai plegar, trenca lors rasigas caminairas (Portulan I, 22). |
Des racines vagabondes : impossibilité absolue ? Certes, par rapport au sens commun, mais pour Pécout, il s'agit simplement d'une des multiples figures du paradoxe qu'il intègre dans son œuvre. L'imaginaire pécoutien, en effet, se refuse aux vérités absolues et considère comme mensongères et mutilantes toutes les lectures univoques de l'homme et du monde. La cohérence profonde de l'œuvre, au-delà d'une apparente diversité formelle et thématique, naît de la permanence de cette représentation du monde dont témoigne son goût pour les chemins, carrefours et passages. Sur le plan stylistique, cela se traduit par l’usage permanent de l’alliance de mots ; l'écrivain procède généralement par accumulation de couples définissant des entités opposées, couples la plupart du temps coordonnés. Un exemple parmi d'innombrables, emprunté à une chronique « Agach Occitan » (septembre - octobre 1986) qui décrit le Parc Güell conçu par Gaudi à Barcelone :
Les passages multipliés entre les niveaux, entre le dedans de la terre et les terrasses cultivées, entre le naturel et le bâti, entre l'imaginaire et l'utilitaire, tout cela contient et déroule une infinité de sens aléatoires. Le promeneurL'usage du mot passejaire dans le texte occitan accentue le jeu sur les dérivés du verbe passar : passatge / passejaire /passa. là, la note est nécessaire. Trouver une astuce pour l’insérer y passe chaque fois d'une façon nouvelle. |
Lei passatges multiplicats entre lei nivèus, entre lo dedins de la terra e lei faissas jardinadas, entre çò naturau e çò bastit, entre l'imaginari e l'utilitari, tot aquò conten e debana una infinitat de sens aleatòris. Lo passejaire i passa cada còp d'un biais novèu. |
Le motif du passage a chez Pécout exprime la perméabilité du monde et des choses. Celle-ci peut relever de l'évidence et de l'immédiateté mais elle peut parfois nécessiter une épreuve initiatique.
Dans le droit fil du langage populaire, mais avec un solide arrière-plan de culture écrite, l'inventivité poétique de Pécout se traduit par la création des images, comparaisons et métaphores. L'image poétique est toujours convoquée pour donner plus de profondeur au référent. Celui-ci est présenté comme l'apparence que prend le réel, comme son enveloppe visible derrière laquelle se cache non pas la réalité, mais une autre forme, ou d'autres formes de cette même réalité. Pécout revient ainsi à l'étymologie du terme métaphore, et par le jeu des images poétiques il nous transporte au fil d'un réel toujours mouvant et pourtant infiniment cohérent. L'image, qu'elle soit comparaison ou métaphore, est cet objet qui ouvre au lecteur tous les passages. Sa nouveauté s'impose toujours au lecteur en même temps que son évidence. Le travail de l'écrivain consiste en effet à exprimer l'immédiateté du réel, à partir des perceptions sensorielles maintes fois éprouvées par tout un chacun, expériences sensorielles mises en correspondance les unes avec les autres ou bien rapprochées de significations abstraites. La métaphore est presque toujours filée et c'est tout un réseau de mots et d'expressions que chaque paragraphe de l'œuvre construit et organise.