Roland Pécout et Frédéric Mistral Imprimer

Portrait de Frédéric Mistral Portrait de Frédéric Mistral

Lorsque Roland Pécout évoque les écrivains qui ont compté pour lui, s’impose la figure de Mistral. Outre la célébrité du poète de Maillane, prix Nobel en1904, les circonstances biographiques expliquent aussi cet intérêt. Les jeunes années de Pécout furent marquées par la fréquentation familiale de la littérature félibréenne. L’Armana prouvençau était lu dans la famille et le jeune Pécout participa même, à 15 ans, au concours d’écriture qui y était organisé. Au même âge, il reçut Mirèio, l’œuvre la plus connue de Mistral en cadeau de Noël.

Roland Pécout connaît bien Mirèio, il a participé, au début des années 1980, comme récitant, aux premières interprétations de l’oratorio écrit par le musicien Patrice Comte sur cette œuvre, reprise et enregistrée, en 2004, avec le groupe lo Corou de Berra.

Cd de Mirèio Cd de Mirèio

On consultera au sujet de cette création le site Lettres d'Archipel de JM Lamblard.

Cependant, l’œuvre mistralienne qui attire le plus Roland Pécout est Lou Pouèmo dóu Rose. C’est à ce grand poème de Mistral qu’il a consacré de nombreuses études. Ainsi, en 1996, il présente une communication au colloque du Centre d'Etude de la Littérature Occitane - C.E.L.O.- (Villeneuve-lès-Avignon, 10-11 mai 1996) consacré à Frédéric Mistral et Lou Pouèmo dóu Rose. Cette contribution, qui s'intitule « L'écrivain et ses doubles : les différents plans d'écriture et de lecture du Pouèmo dóu Rose » est publiée dans les Actes du Colloque  :
[Renvoi Consulter la bibliographie]

Lou Pouèmo Dou Rose. Lou Pouèmo Dou Rose.

Roland Pécout se propose d'étudier l'autre Mistral que révèle le Pouèmo dóu Rose, ou plutôt, nuance-t-il aussitôt, les différentes facettes, les différentes altérités, les différents je que met en oeuvre le texte :

Il explore d'abord les interventions discrètes du « je » écrivant, un « je » (vous dise) [je vous dis] qui témoigne de l'oralité populaire et authentifie le texte, une première personne qui témoigne aussi d'un souvenir d'enfance, s'inscrit ensuite dans le temps du mythe :

O temps des vieux […]
où nous venions, enfants, voir sur l’eau longue
voir passer, fiers, les mains au gouvernail
les Condrillots !
(Chant III, III)

O tèms di vièi, [...]
ounte venian, enfant, sus l'aigo longo,
veire passa, fièr, li man a l'empento,
li Coundrièulen !
(Chant III, III)

La communication de Pécout explore également le travail d'ethnologue réalisé par Mistral en préalable à l'écriture du Pouèmo dóu Rose. Puis il interroge l'ancrage symbolique et mythique du poème, en référence à d'autres facettes de l’œuvre de Mistral :

On sait que le Mistral contemplatif et lyrique fait dériver ses mythes de la figure maternelle. Et que le Mistral épique puise ses archétypes dans la figure du Père.

Ainsi la figure de Mèstre Apian a-t-elle une double origine : celle d'un patron marinier découverte dans un des ouvrages consultés par Mistral à laquelle il superpose très largement l'image de Maître François Mistral. Mèstre Apian, ajoute Pécout, devient le père des bateliers du Rhône, et le Pater Familias de l'humanité rhodanienne (p. 17).

Mithras égorgeant le taureau sacré Mithras égorgeant le taureau sacré

Mithras égorgeant le taureau sacré, face A d'un bas-relief romain en marbre, IIe–IIIe siècles ap. J.-C.

Roland Pécout voit la marque de l'originalité de Mistral dans l'imbrication des figures mythiques de Mithra, chacune étudiée individuellement par des sources diverses. Mais c'est à Mistral seul, dit-il que l'on doit les amours de Guilhem et de l'Anglore. Pas besoin de sources livresques :

Il suffit de la pulsion de la libido qui se confond et se fond avec l'écriture, comme la chevelure féminine se confond et se fond avec le flot.

Peut-être bien, ajoute t-il, que le paysage mouvant du Rhône ne constitue qu'un fond, que la batellerie et les hommes qui l'animent ne constituent qu'un décor de chair et de sang, et que l'histoire centrale qui nous est racontée est bien celle de Guilhem et de l'Anglore. Couple prédestiné. Modalité transitoire d'un destin plus grand (p. 18).

Roland Pécout explore les jeux sémantiques que créent les dénominations dans le Pouèmo et notamment ceux qui sont construits sur les deux couples antithétiques : l'Anglore / le Drac et l'Anglore / le Crocodile. Il montre la mutation entre le premier manuscrit et la version définitive :

Dans le mouvement d'écriture du poème, les aspects solaires ou riants, parfois volontaristes, du premier manuscrit, vont s'atténuer pour laisser voir, dans l'histoire de l'Anglore et de Guilhem, le côté nocturne, abyssal, inconscient.

Mistral est d'ailleurs un des premiers à inscrire dans le texte le mot d'« inconscient » au sens freudien.

La conclusion de Pécout présente Mistral comme un homme du peuple (p. 19), dialoguant avec ce peuple, de plain-pied avec lui, mais aussi comme l'homme d'un peuple :

Pour Mistral [...] comme on dit en Afrique, « un vieux qui meurt, c'est une bibliothèque qui brûle ». Une activité traditionnelle qui disparaît, c'est tout un pan de l'usage de la langue et du savoir collectif qui n'est pas remplacé.

Selon Pécout pourtant - et c'est là qu'on reconnaît sa propre vision -, ce monde dont Mistral traduit douloureusement la perte n'est pas territorialement clos :

Il constitue un chemin de rencontre entre un Nord et un Sud emblématiques, et il incarne, au fond, toute communauté humaine faite de chair et de rêve face au règne de l'uniformité et de la marchandise. Ce qui menace cette communauté, ce n'est pas le mélange, puisque son identité millénaire est justement faite de rencontres, d'échanges, et de métamorphose. Ce qui la menace, c'est radicalement la perte de la parole, c'est le surgissement du silence (p. 21).

La conclusion est cependant positive... Après avoir suggéré des lectures possibles de l’œuvre de Mistral à travers la pensée de Freud et celle de Nietzsche - dont Mistral aurait traduit des poèmes en provençal - Pécout attribue au poète de Maillane une qualité qui constitue pour lui la Figure idéale de l'écrivain :

Mistral, s'il situe son écriture dans le Mythe et dans l'Histoire, est aussi le « passeur » qui, par-delà, conduit son lecteur à une mise en perspective de l'histoire.

 

Las Costieras del Velon d'aur Las Costieras del Velon d'aur

Ce travail critique de Pécout sur Mistral et Lou Pouèmo dóu Rose est le premier publié de cette ampleur. Cependant l’œuvre de Pécout est profondément marquée par cette lecture méditée ; son dernier ouvrage paru, Las Costièras del Velon d’aur, en porte la trace. Une remarque cependant : si elle est traversée de doutes et d’interrogations, l’écriture de Pécout est toujours éclairée d’optimisme ; point de mauparado - ainsi que Mistral désigne la catastrophe finale qui emporte le Caburle dans Lou Pouèmo dóu Rose - pour les jeunes héros de l’Argo, le bateau qui parcourt le Rhône dans ce roman pour adolescents.

 

En 1995-1996, en collaboration avec la Maison du Rhône de Givors, Roland Pécout a préparé une exposition pour le musée d'art sacré de Pont Saint Esprit dans le Gard : « Frédéric Mistral, les mariniers du Rhône et le sacré ». Il a participé à la conception du catalogue et écrit un article intitulé « Le Portulan du visible et de l’invisible ». insérer couverture du catalogue

C'est un autre volet de la réflexion de Roland Pécout sur Lou Pouèmo dóu Rose que nous livre cette contribution à un catalogue collectif, même si on y retrouve des éléments de l'analyse exprimée lors du colloque de Villeneuve-lès-Avignon. L'exposition étant consacrée au sacré, c'est la conception qui en est exprimée par le texte mistralien que Pécout étudie prioritairement. Pour ce faire, il explore d'abord l'arrière-plan qui a permis la naissance du Pouèmo, triple d'après lui :

  • les investigations dans le monde de la batellerie,
  • l'étude des paysages et de leurs enjeux symboliques
  • l'histoire d'un amour, d'un rêve, d'un drame: Cette narration, bien que dernière venue dans la genèse de l’œuvre, va la faire basculer et lui donner son sens.

Un sens que Pécout précise ainsi :

L'histoire racontée est certes celle d'une communauté. De son drame collectif, d'une fin du monde, d'un nœud de l'Histoire. Mais vu par les yeux des deux héros dont la mystique amoureuse est hantée par des forces obscures plus puissantes que les hommes (p. 19).

Après cette mise en perspective, l'étude présente le monde sacré des mariniers, dans ses imbrications de paganisme et de christianisme.

Ce sacré [dit-il,] est conçu, senti et restitué par Mistral comme une religion civique au sens que Grecs et Romains donnaient à l'expression [...] un ancrage dans la Cité et dans le vivre ensemble. C'est cette religion civique qui va à la fois, dans le Poème du Rhône, être montrée dans sa gloire et être confrontée aux failles qui la lézardent et à l'éclatement qui l'attend (p. 21).

Dans un décryptage où l'étude minutieuse du texte de Mistral rejoint - est-ce un hasard? - l'imaginaire propre de l'écrivain, celui-ci présente ensuite l'axe de bipartition du monde, la frontière qui apparaît dans le Pouèmo. Celle-ci, dit-il, ce n'est pas le fleuve, elle n'est pas géographique. Elle sépare et unit ce qui en « en dessus » - le monde du sacré chrétien - et ce qui est « en dessous », là où s'animent les énergies archaïques, le domaine du Drac. Cette séparation – bien sûr non définitive – entre la surface de l'eau et ses profondeurs sera plus tard doublement exploitée dans le récit Las Costièras del Velon d'Aur, sur un plan symbolique et poétique et sur un plan narratif.

Dans Lou pouèmo dóu Rose, selon Pécout, le naufrage trouve là une de ses explications :

Tout le jeu de séduction, d'affabulation, de métamorphoses réelles ou symboliques, qui unit l'Anglore avec Guilhem identifié au Drac va déstabiliser, jusqu'au naufrage, le monde des bateliers (p. 21).

Ce naufrage est replacé dans la perspective d'une fin de siècle où

l'interrogation inquiète de la société européenne sur elle-même passe par les filtres de l'irrationnel [...] Mistral se fait l'écho de cette nouvelle inquiétude et le Rhône devient pour lui le lieu où tous les signes se répondent et où se posent les questions essentielles des hommes (p. 21).

Dans l'imaginaire mistralien et sa vision d'un syncrétisme païen et chrétien s'inscrit aussi le mythe de Mithra. Cette architecture du sacré mistralien est ainsi synthétisée à la fin de l'article :

... la religion civique [Identifiée pour Pécout aux rituels sacrés de la batellerie.] réchauffe le social et en manifeste l'énergie solaire [...]. En-dessous - du fleuve - les forces des profondeurs sont liées, endormies, mais pas mortes. C'est le Drac, qui manifeste la force du désir, la formidable puissance d'Eros. Et c'est sa forme sublimée, rédemptrice, invaincue selon sa titulature romaine Mithra.

...Mithra qui positive les forces obscures et les transforme en forces de régénération... (p. 22).

Parce qu'elle est aussi au cœur d'une appréhension du monde, la conclusion de Roland Pécout vaut d'être notée :

Face à cette Ananké qu'est l'anéantissement de la batellerie [...], face à l'épopée et aux visions en abîme, les destinées individuelles sont d'une singulière fragilité. Elles en acquièrent, par contraste, une fraîcheur et une présence charnelle. Les amours de Guilhem et de l'Anglore nous renvoient, là encore, aux deux faces d'une philosophie : une action dans le Temps Long (au-delà même des échecs et des réussites pesés en poids d'Histoire) et un Carpe Diem, amour de la vie mouvante, fugace, humaine. C'est la coexistence de ces deux attitudes que Mistral a rendue à travers l'intensité de ses figures mythiques.

Miroir de l’œuvre de Mistral où se retrouve la vision de la vie inscrite dans l’œuvre de Roland Pécout...