Poèmas per tutejar - 1978Cette œuvre est d’abord parue sous forme d’un livret et d’une cassette-audio, édition bilingue de l’association Montjòia, Sonographe de Fontblanche, puis rééditée en CD en 2004. Chanter la douleurPour exprimer la force et la fragilité de l'homme, qu'y a t-il de plus éloquent que ce « pas trantalhant segur », ce « pas hésitant sûr » que nous trouvons dans le premier poème ? Pour évoquer la mort choisie par un ami et la douleur de l'absence, que dire de plus une fois qu'on a lu ces vers « que l'inutil a fach son / nis dedins teis uelhs » - « que l’inutile a fait son nid / dans tes yeux ». C’est pourquoi je conseillerais de commencer l’écoute du disque par la « Canta de l'aut silenci », cette complainte dédiée à l'ami « qui a traversé le soleil ». C'est un des rares textes où Roland Pécout se laisse aller à employer la première personne. D'habitude, par pudeur, mais aussi dans un désir de se placer en symbiose avec l’autre, il privilégie le tutoiement.
Croix Larzac
Et pourtant il est devenu « chaume » le « chant ». Et pourtant elles sont « barrées » les « rues » et « au fond du vin » il ne reste plus que « doux silence », comme le dit la strophe 3 : « tan doç silenci au fons dau vin / tan vueges lei quatre-camins / e lei rires quand / carrieras bòrnias lei matins / dents sarradas dusc’a la fin / restoble es mon cant. » Cheminer…
La « Lettre III » évoque la maison du narrateur dans une formule dont le caractère paradoxal est assez révélateur de ce besoin de nomadisme : « Dins l'esparcet installe mon ostau de passatge » /« dans le sainfoin, j'installe mes maisons de fortune ». C'est encore de nomadisme qu'il s'agit dans le texte sans titre qui suit la « lettre III » : « Barrutle luenh dei familhas còsta lei batèus a l'estaca ambé meis intencions gabianas » / « Je rôde loin des familles avec mes intentions-goélands »..
Éclairs et dispersionsL’auteur a l’auteur a choisi de mettre en exergue le motif poétique de l’éclair à travers une citation de René Char, lue en trois langues, français, anglais et espagnol : « …Le seul maître qui nous soit propice c'est l'éclair qui tantôt nous illumine et tantôt nous pourfend. » L'éclair, figure du mouvement imprévisible, de l'ambivalence de l'éblouissement, révélation issue d'une perte de conscience, occupe également une place centrale dans la dernière pièce du recueil, le long poème « Ixion and the new frontier ». C'est par le mouvement, la danse, et même l’errance qu'Ixion retourne le châtiment divin. La dispersion du poème est le résultat de l'éclatement de la bouteille envoyée au hasard des vagues, et Pécout réécrit là, à sa façon, un motif littéraire dont nous connaissons plusieurs figures, du roman d'aventures où il constitue la possibilité hasardeuse d'un salut, jusqu'à la métaphore de la parole poétique que l'écrivain confie à une postérité aléatoire. L'écrivain renforce encore ce caractère aléatoire en imaginant la bouteille, une fois « rompu[es] ses amarres », éparpillée, éclatée dans les vagues, inconnue des hommes qu'elle recherche :
Ixion lui-même apparaît dans un tournoiement infini qui lui dévoile un monde de dispersion et de fourmillements, d'étincelles et d'éclats. Dans cet univers toujours mouvant, Ixion rencontre la vraie poésie, sauvage, née à l'écart de toute rhétorique. C'est encore Ixion qui est cause de l'éclatement du monde, comme le disent les mots « parpalejar », « s'espetar », « destimborlar », « s'escrancan », « escampilharetz », « s'escampilha »… (« clignotement », « s'écrouler », « débâcle », « se lézardent », « vous disperserez », « il disperse ») La figure ultime de l'éclatement est celle du feu créateur :
DanserLa danse est une des figures du mouvement, de la légèreté, de la fluidité, qui s'impose en contrepoint de l'ordre absolu et de la géométrie contraignante. Dans les Poèmas per tutejar, les allusions à la danse sont nombreuses, surtout dans la deuxième partie. Le titre commun des trois sonnets « Poèmas sus tres danças e mila camins » marque la relation entre la danse et le cheminement. Le poète proclame dans le troisième : « Aurem lo dançar per Nacion ». Le poème « Cançon de l'ora bòna dins la vila », souligne la légèreté de la danse :
Le mythe d’Ixion lui-même est revu dans cette perspective jubilatoire. Ixion s'élance dans une danse cosmique qui fait éclater le monde. Comme le feu, il en fait naître un nouveau :
Entendre les motsL'esprit de la danse, peut-être pourra-t-on le trouver dans un cheminement à travers ces poèmes, peut-être pourra-t-on entre voix écoutée et voix méditée, entendre les « mots » qui ne sont pas tirés du néant par une instance poétique transcendante. Humblement, le poète se présente comme celui qui recueille une matière verbale éparpillée, qui lui a été laissée par ses prédécesseurs, et qu'il s'incorpore, y compris physiquement :
Dorénavant, les mots font partie de l'homme dont la dignité, une fois encore, est affirmée :
La « letra II » l’affirme, la poésie est présente au cœur même de l'homme. C'est en lui qu'il doit la chercher, au lieu de se contenter d'une quête stérile et stérilisante de la rime : « non cerquetz pas rima, anem, vos es enclausa ». RencontresLa polysémie du mot occitan « mond » (qui désigne les gens et l’univers) est une des clés qui permet d'entrer dans la poésie de Pécout. Ce voyageur ne se contente pas de courir le monde, il sait aussi rencontrer les gens. Des marcheurs parcourent l'univers pécoutien, et le cheminement leur est occasion de rencontres et d’échanges.
Dans le poème liminaire, le voyageur ne recherche pas seulement le contact des éléments cosmiques, mais aussi celui des « rues bouillantes ». Il s’agit d’être au monde, pour s'y faire une place, avec les autres.
Dans la « Passejada lòng dau riu après vendemiar », ce qui est détruit, ce qui est pourri, ne représente pas un achèvement, une dissolution, mais une transformation, une re-naissance, qu'il s'agisse des maisons détruites comparées aux bêtes malades dont se repaît le renard ou des légumes pourris dont les graines servent de nourriture aux mulots. L'homme fort de sa misèreLa force de l'homme pécoutien, c’est de toujours savoir tirer la vie de la douleur et de la mort. Nous le savions depuis le recueil Avèm decidit d'aver rason. Sa force lui vient d'une misère connue et assumée. Ces vers connus des occitanistes de l'après-68 nous reviennent en mémoire à la lecture du premier « poèma per tutejar » : « dins lo ventre de cada viatjaire » :
Comme dans Avèm decidit d'aver rason, de l'homme blessé, souffrant, dépouillé, naît l'homme nouveau, l'homme révolté, l'homme debout :
L’affirmation têtue de la dignité de l'homme révolté, de celui qui serre son poing dans sa main, (« Dins lo ventre de cada man – i a un ponh sarrat – per fendasclar lo vent » / « dans le ventre de chaque main – il y a un poing serré – pour fendre le vent. ») n'est pas due seulement aux circonstances militantes qui ont accompagné l'écriture du premier recueil, elle acquiert à l'évidence une dimension existentielle. Elle souligne le statut de l'homme libéré des pouvoirs oppresseurs, mais aussi la place de celui-ci au cœur du monde et des éléments, affrontant le vent dans une lutte amoureuse ou liant amitié avec les pierres qui font obstacle à son cheminement.
Il ne faut pas voir là pur jeu rhétorique, ou simple parti-pris esthétisant. Le mot, la parole poétique elle-même, se fait chair, comme l'exprime le poème liminaire :
Sensualité et accord des contrairesL’œuvre réitère à chaque page la volonté têtue de ne pas dissocier l'homme de chair de l'homme raisonnable, et d'inscrire celui-ci au cœur de l'univers sensible.
L'impossibilité de séparer le rêve poétique de la matérialité du monde est une des formes que prend dans l'œuvre le refus de séparer les contraires. Leur articulation se traduit souvent par une présentation binaire des phrases. Ainsi de cette reprise symétrique dans le poème limininaire : « Amaviam de beure - e amaviam la set belèu » / « Et nous aimions boire, - et peut-être nous aimions la soif » La soif et l'acte de boire sont deux faces de la même réalité, appréhendée par les sens toujours en éveil. Leur complémentarité rappelle le double motif du désert et de l'oasis que Pécout aime tant à décliner et qui apparaît dans le même poème :
De même, le poème « Dins solèu asclat de luna » présente plusieurs occurrences de rythmes binaires exprimant des couples d'oppositions complémentaires :
La déchirure, expression de la blessure ou de la mort, se lit dans son rapport à la réparation, à la vie ; l'extérieur est en correspondance avec l'intérieur ; l'élément aérien dans sa légèreté, son caractère impalpable et invisible, a pour corollaire la pierre, élément terrestre, sa matérialité et sa dureté. Dans la « Letra I », c'est au temps que Roland Pécout applique ce désir d'articuler les contraires : « ai mila ans per viure, ai ren qu'un instant » / « J'ai mille ans pour vivre, et rien qu'un instant ». Ainsi se conclut le quatrième paragraphe de ce texte en prose. Le point majeur où se joue cette articulation des contraires, c'est certainement la complémentarité de la vie et de la mort surtout présente dans la « Canta de l’aut silenci », comme le va-et-vient entre la douleur et l'apaisement. Présentés comme un jeu sur les parallélismes, les couples vie / mort ou douleur / douceur apparaissent parfois à travers des métaphores : « la pena es sau la patz es mèu » / « la peine est sel la paix est miel », mais aussi, chose rare dans ce poème tout de pudeur et de retenue, d'une façon plus explicite : « lusís la flor lusís la mòrt » / « brille la mort brille la fleur » Les Poèmes per tutejar, à travers leur grande variété formelle et thématique, donnent à lire la diversité du réel. Le monde, les hommes qui le peuplent, sont dessinés dans la multiplicité de leurs facettes et leur complémentarité réciproque. La plupart du temps, le divers est décrit à travers des figures binaires dont chacune, comme le Yin et le Yang des Chinois, dépend étroitement de l'autre. |