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Portulan - 1978

Les deux volumes de Portulan ont été réédités par Vent Terral en 2013, dans une version revue et corrigée par l’auteur.
Portulan edition 2013 Portulan 1

Sous le titre de Portulan, on a coutume de faire référence à deux volumes :

Portulan 1 Portulan 1

 

Le premier est paru en 1978 chez l'éditeur Vent Terral dans la collection « Documents ».

Portulan 2 Portulan 2

Le deuxième fut publié en 1980 chez Tarabusta à Montpellier, qui obtint en 1981 le prix Méridien décerné par la ville de Montpellier.

barque kerala barque kerala
La quatrième de couverture de Portulan II fait mention de « Portulan I » et présente le premier volume comme celui du désert, et le deuxième comme celui des pays de de l'eau.

Après les chemins du désert, après l'étendue du vent sec, tu pénètres dans d'autres sorcelleries, dans les métamorphoses de l'eau. Et tu t'aperçois à travers le grand bouillonnement des Indes, qu'il te faut entrer dans la mer, nager dans les liquides de naissances, goûter les substances humides, affronter la Mousson et t'y dissoudre pour émerger, peut-être… Après l'Afhganistan (Portulan I), Portulan II parcourt les itinéraires de la Mousson, les misères et les sensualités de l'Inde, pour découvrir les chemins qui montent vers les Himalayas, expérimenter l'au-delà des sécurités et des apparences. Le Tibet devient transmutation du voyage et de l'écriture, et le voyageur s'y rend compte qu'il n'y a de voyage qu'inachevé, ouverture pour d'autres chemins.

Quatrième de couverture de Portulan II

Après lei camins dau desert, apres l'espandi dau vent, cabuças dins d'autrei mascariàs, dins lei desguisaments de l'aiga. E t'avisas, formiga au beu mitan dau borbolh deis Indias, que te fau dintrar dins la mar, nadar dins lei liquides de naissenças, gostar lei substàncias trempas, t'acarar au moisse de la Mosson e te ié fondre, per subrondar, belèu… Après l'Afganistan (Portulan I), Portulan II percorris leis itineraris de la Mosson, lei misèrias e lei sensualitas de l'Índia, per descubrir lei camins que montan vers leis Imalàias, faire d'experiments de la man d'ailà dei seguretats e deis aparéncias. Lo Tibet ven lo trasmudar dau viatge e de l'escritura, e lo viatjaire se i avisa que i a de viatge qu'inacabat, dubertura per d'autrei camins.

Quatrena de cobèrta de Portulan II

Cette œuvre reçut un accueil très favorable de la critique qui salua notamment le refus de l'enfermement géographique, la libération de la langue choisie - l'occitan - par rapport à son espace de référence ; on parla de « déterritorialisation » géographique. Depuis sa première publication en 1978, toujours disponible aux éditions Vent Terral, Roland Pécout a revu le texte de Portulan I, dont il a écrit une version française. Ce sont ces deux textes qui figurent ici.

Significations du titre

Un portulan est une ancienne carte marine des premiers navigateurs (XIII°-XVI° siècles) ou un livre contenant la description des ports et des côtes. Les portulans ne donnaient donc de l'intérieur des terres cartographiées qu'une vision floue : tracé succinct des fleuves, silhouettes de montagnes… Le balisage intérieur était très sommaire. La démarche du narrateur de Portulan est conforme à cette approche de l'espace : cheminer en suivant une piste « sans la quitter », sans itinéraire préconçu, refuser les balisages d'avance tracés, se laisser porter par le hasard des chemins de rencontre et le vertige heureux des carrefours, ces quatre camins qui parcourent Portulan comme l'ensemble de l'œuvre.
Le terme même est employé plusieurs fois dans l’œuvre, ainsi dans Portulan II :

Portulan de 1541 Portulan de 1541
Mandala Mandala

Et tu comprends les signes depuis la graine du voyage, et les visages du désert; et le monde - et, à la cime du monde et de tes pas, le Tibet - comme un Mandalà, un immense Portulan où tu vagabondes, et le Portulan c'est toi, et tu gagnes ton moi à mesure que tu le dilues dans tout ce qui est vivant...

E comprenes lei signes dempuèi la grana dau viatge, e lei caratges dau desert ; e lo mond - e, a la cima dau mond e de tei pas, Tibet - coma un mandalà, un Portulan inmens onte barrullas, e lo Portulan aquo's tu, e ganhas ton ieu a dicha que lo diluas dins tot ço qu'es vivent... (Portulan 1, p. 125)

Ce passage éclaire le sens de la quête présente au cœur de l'œuvre de Pécout. Des lieux privilégiés sont des signes ambivalents qui figurent conjointement l'infiniment grand et l'infiniment petit. Ils concentrent en eux les caractères de l'univers entier, mais ils sont aussi l'image des profondeurs de l'être. On ne peut pas dissocier la quête de l'ailleurs, et de l'autre, de la quête de ces profondeurs intimes, ce « gouffre » que Pécout évoque plusieurs fois dans le reste de son œuvre. L'intimité de l'homme, son propre univers intérieur, n'est autre qu'un « portulan », un espace non balisé dont les contours dessinés sont autant de virtualités et autant de mystères que l'on peut approcher - et seulement approcher - dans la quête incessante de l'autre et du monde.
C’est ce que signifie l’allusion aux mythes de Jason et d’Ulysse qui achèvent le récit de cette quête initiatique.

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Portulan : L’espace et le temps

Une recherche des référents géographiques dans l'œuvre révèle des distorsions par rapport au parcours naturel que l'on serait tenté de dessiner, interruption du récit linéaire du voyage par de longs passages de méditation ou de rêverie poétique et bouleversement de l'itinéraire effectué dans la narration de celui-ci. Cependant on peut repérer globalement le cheminement du voyageur. Ses pas le portent de la Turquie jusqu'à l'Afghanistan dans le premier volume.

Carte moyen-orient Carte moyen-orient
Carte d'Inde Carte d'Inde

Le deuxième volume dessine plutôt des itinéraires depuis le Pakistan jusqu’au cœur de l'Inde, puis au Ladakh, avant le retour à travers le Balouchistan et sa capitale Quetta, ultime étape avant le pays bien-aimé, l’Afghanistan.

Les deux ouvrages condensent les impressions recueillies par l’auteur au cours de ses trois voyages successifs en Orient entre 1970 et 1977.

Le cheminement à l'œuvre dans Portulan, qui est d'abord la reconstruction poétique d'un itinéraire géographique, est aussi le récit d'une quête vers des époques et des civilisations du passé, dont le narrateur recherche les traces, traces concrètes parfois, lors des découvertes de vestiges archéologiques dont Portulan fait plusieurs récits, ou bien traduites par des images oniriques, ainsi de ce passage de Portulan I, au cœur du récit des itinéraires à travers le Kurdistan occupé : « Enluòc mai, veguere secar sus lei bauç la pèu sagnosa dau passat…» / « Ailleurs, j'ai vu sécher sus les falaises la peau sanglante du passé… »

Carte Syrie Carte Syrie
Citadelle Alanya Citadelle Alanya
Pécout rappelle ainsi, après le poète irlandais d’expression occitane Alan Ward (La Còrda roja, Barcelone, 1964, IEO, Messatges), les combats opiniâtres et incessants du peuple kurde opprimé, comme il rappelle d’autres luttes des peuples traversés en Anatolie :
Vestige poterie Vestige poterie
Militant PKK Militant du PKK

La lente montée à travers l'Anatolie, et, après les Turcs, voilà des éboulis de peuples où tu peux planter ta tente : Kurdes, Arméniens, Nations du Caucase. Montagnards cent fois vaincus mais jamais soumis, frères des vents rudes et des ravins. Depuis toujours les Empires ont voulu les rendre esclaves. Alors ils ont appris la méfiance, ils ont appris à prendre et à donner.

La pojada lenta a travers Anatolia, e vaquí après lei Turcs, de clapàs de pòbles ont pòdes penjar ton baston : Curds, Armenians, nacions de Caucasi. Pòbles montanhòls cent còps chaplats mai pas jamai vincuts, afrairats ambé lei vents rufes e lei vabres, de totjorn leis Empèris leis an vòugut esclavisar (Portulan I, p. 11).

Spiritualités orientales

Les espaces décrits dans Portulan ont vu naître les grandes spiritualités indoeuropéennes dont les constructions cosmogoniques ont marqué la culture de l'Orient et de l'Occident.
Même disparues, ces cultures marquent les paysages de leur empreinte et le regard du poète les imagine fondues dans le cosmos, c'est ainsi que Pécout observe les traces du culte de Zoroastre :

Temple de Zoroastre Temple de Zoroastre


Entre Hérat et Kandahar, tu reconnais ou imagines dans une grande ruine ronde, un ancien temple du feu zoroastrien. La tour n’est plus qu’un tas de briques, là où brûlait nuit et jour le signe de l’esprit. Le feu laissé sans gardien s’est répandu loin des rites, il a retrouvé sa nature sauvage, et grâce au vent, et au temps, il s’est semé tout alentour.

Entre Herat e Candahar, coneisses o imaginas dins una granda roïna redonda, un ancian temple dau fuòc zoroastrian. La torre centrala es pas pus qu’un clapàs de bricas, aquí ont cremava nuech e jorn lo senhau de l’Esperit. Lo fuòc laissat sens gardas s’es espandit luenh dei rites, a retrobat sa natura sauvatja, e dau vent e dau temps, s’es semenat tot a l’entorn. (Portulan I, p. 28).

Lamayuru, au Ladakh, est ainsi le lieu - témoin des transmutations du sacré, elles-mêmes signes de « la continuité de l'esprit ». Ce site a connu des formes primitives de spiritualité auquel le bouddhisme tibétain s'est intégré sans heurts. Il ne s'agit pas, pour Pécout, de nier le temps et les métamorphoses que celui-ci révèle, mais de les voir comme des mues successives desquelles l'humain renaît, toujours le même et chaque fois différent :

vallée de Lamayuru vallée de Lamayuru
Temple de Lamayaru Gompa Temple de Lamayaru Gompa

Avant d'être un des hauts lieux du bouddhisme tibétain, Lamayuru fut le centre du chamanisme Bön, à l'aube de l'histoire. Ici aux énergies de la nature s'ajoute depuis des millénaires, la continuité de l'esprit.

Avans d'estre un deis grands endrechs dau bodisme tantric, Lamaioró foguèt lo centre dau chamanisme Bön, ais aubas de l'istòria. Aici ais energias de la natura s'apond, dempuèi de milierats de millenaris, la continuitat de la ment.

Le bouddhisme tibétain tel qu’il le découvre au Ladakh, puis au Népal, est une découverte bouleversante pour le narrateur, découverte de paysages façonnés par cette spiritualité, découverte des hommes qui s’y identifient et leur vie communautaire à laquelle le narrateur s’est intégré au point que le départ a été un arrachement.

L’hindouisme étant la principale religion de l’Inde, on ne sera pas étonné de la place qu’il occupe dans Portulan II. La lecture du livre révèle un mélange de fascination pour la cohérence extraordinaire de la perception hindouiste de l'univers et de rejet d'une forme de fatalisme induite par cette conception. Plusieurs passages témoignent de cette sévérité, dont celui-ci, à l’arrivée de l’écrivain à Bénarès où apparaît le motif de la roue avec son terrible pouvoir manifesté doublement par son immensité et sa position élevée. L'évocation de la roue appelle en contrepoint l'image saisissante de la faim qui accable les hommes :

Roue solaire Roue solaire


Surmontant la gare, grisâtre, énorme : la roue. Engrenage du destin, que le Bouddha fit tourner en sens inverse, en faisant la Roue de la Bonne Loi, ici à Bénarès il y a vingt-cinq siècles. Roue de l'illusion, roue de la soif de la noria, roue du char et roue de l'œil, roue-dharma de la délivrance. Surmontant la gare, grisâtre, la roue est dressée. En bas, la faim rôde comme un chien fou.
(Traduction MJ Verny)

Subre la gara, grisassa, enòrma : la ròda. Engranatge dau destin, que lo Boddà faguèt virar en sens còntra, ne fasent Ròda de la Bòna Lei, aicí a Vanarasi i a vint-e-cinc sègles. Ròda de l'illusion, ròda de la set de la posa-raca, ròda dau carri e ròda de l'uelh, ròda-darmà de la deliurança. Subre la gara, grisassa, la ròda es quilhada. En-bas la fam varalha coma un chin fòu. (Portulan II, p. 61)

Le passage du narrateur à Bénarès est pour lui l'occasion de découvrir la place essentielle de ce lieu pour les rites hindous. Il évoque d'abord les ablutions des pèlerins dans le Gange :

Prière du soir Prière du soir

Les pèlerins descendent dans l'onde noire, ils s'y immergent, se relèvent, s'assimilent au mouvement infini du Gange, et les mains jointes au-dessus de la tête, ils demeurent un instant silencieux, lavés par leur fleuve intérieur et par le fleuve autour d'eux. Traduction MJ Verny

Lei romius davalan dins l'onda negra, ié dintran en plen, se tornan levar, venon un amb lo moviment infinit de Gange, e lei mans jonchas en-subre de la testa, demòran un momenton silenciós, lavats per son flume dau dedins e per lo flume a son entorn. (Portulan II, p. 68)

La découverte des rites funéraires accomplis dans la cité de Bénarès se fait de manière progressive. La cohérence du rituel lié au Gange est reprise dans une phrase où s'affirme clairement la circulation infinie de la vie à la mort et à la renaissance:

Bénarès - Rive du Gange Bénarès - Rive du Gange


Tu remontes vers le promontoire d'où tu as vu venir la fumée. Une odeur fade de chair grillée danse entre les colonnes. Tu t'avances au bord du perron. À quelques mètres en contrebas, sur des bûchers brûlent les morts, et la fumée est leur fumée. […] Cadavres purs jetés de nuit, ou cendres grossières répandues du bûcher accompagnées de fleurs, les restes des morts vont dans le Gange retrouver la paix amniotique, et dans les eaux amniotiques les vivants, en plongeant, renaissent.
(Traduction MJ Verny)

Remontas vers l'amirador d'onte as vist que veniá lo fum. Una odor fadassa de carn grasilhada dança entre lei colonas. T'avanças au bòrd dau balen. A quauquei metres en contrabàs, sus de lenhièrs craman lei mòrts, e lo fum aquò's son fum. […] Cadabres purs gitats de-nuèch, o cendre maufin tragut dau cremador acompanhat de flors, lei sòbras dei mòrts van dins Gange retrobar la patz amniotica, e dins leis aigas amnioticas lei vivents, en cabuçant, tornan naisse. (Portulan II, 70)

L’Islam : la traversée de l’Afghanistan est l’occasion de l’évoquer à travers la douceur de la culture soufie. Le poète Ansari, enseveli à Hérat, est ainsi présenté comme « le troubadour de l’Islam »

Tombe Hérat Tombe Hérat

Pour la plupart, les habitants d’Hérat ne savent pas lire. Leur parler est un Persan ancien, imprégné de mille ans d'amour, de sang, de roses jaunes, de fontaines de vin, la langue de Saadi et de Jami, la langue d'Ansari le soufi qui appelait l'abîme de la nuit « sa tourterelle », la langue des Troubadours de l'Islam.

Per la màger part, leis Heratís sabon pas legir. Lor parlar es un Persan ancian, cantant, embugat de mila ans d'amor, de sang, de ròsas jaunas, de fònts de vin, la lenga de Saadi e de Jami, la lenga d'Ansari lo sofí qu'apelava lo tomple de la nuech « sa tortora », la lenga dei Trobadors de l'Islam. (Portulan I, p. 51)

Il est bien sûr nécessaire de replacer Portulan dans le contexte d’un Afghanistan d’avant 1977, et donc avant son agression par un Islam radical.
Un Islam radical qui explique en grande partie le sentiment profond de malaise ressenti par le narrateur lors de sa traversée du Pakistan. Cette impression est avant tout causée par la perception de l'imposition violente d'une pensée unique et excluante dans un monde qui était fondamentalement celui du mélange et du métissage.

Itinéraires géographiques et reconstruction poétique

Déserts et montagnes

Portulan dépasse la simple description réaliste, et ne se limite pas à l'énumération des lieux traversés ; le travail poétique, la rêverie, et les multiples figures de l'humain rencontrées, nourrissent l'évocation de l'espace et la transfigurent.
Parmi les lieux propices à la rêverie, le désert, ses figures infinies et ses virtualités multiples. Le désert c'est l'élémentaire, l'absence de limites et de balises définitives, le monde des chemins ouverts :

Tout chemin y est ouvert et large parce qu'il n'est pas cousu de fossés et d'herbes.

Tot camin i es dubert e larg, de çò qu'es pas cordurat de valats e de bauca. (Portulan I, p. 9)

Le désert c'est aussi le règne de l'instinct. Une expression dans le 2ème chapitre de Portulan I « La vielha dança » insiste sur le refus des règles linéaires, évoqué par le jeu paronymique sens cadenças / sens cadenas, et le rythme de la danse remplace cette linéarité dans une évocation qui doit beaucoup aux effets du mirage :

Désert Désert

Le désert respire. Rythme clair de la lumière sans cadences, sans chaînes, langue de fumée, faux mirage. Une colonne de poussière, un tournoiement d’épines et de sable ça et vient dans le lointain, tourne sur place, s’évanouit, d’autres naissent, oiseaux de terre. Fantôme du feu. Spectre de midi. Rythme. Dans la musique capricieuse du vent. La Vieille Danse.

L’èrme alena. La lutz ritma son ritme sens cadenças sens cadenas. Lenga de fum, sembla-miratge. Una colona de pòusa, un revolum d’espinas e de sabla va, ven dins lo luenh, vira sus plaça, s’estavanís, una autra pren son vam, aucèu de terra. Fantauma dau fuòc - trèva de miegjorn. Ritme. Musica a travèrs dei refolèris de l’aura. La Vielha dança. (Portulan I, p. 28-29)

Autre effet du goût de Roland Pécout pour le paradoxe, celui de décrire un désert habité. Mais le paradoxe ne révèle-t-il pas la fausseté des apparences, la réalité toujours présente derrière le réel ?

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Les évocations des montagnes sont nombreuses dans Portulan comme elles sont nombreuses dans les pays parcourus (Kurdistan, Afghanistan -Hindou-Kouch, Ladakh, Népal…) Leur ascension constitue une épreuve librement consentie au caractère symbolique. Progresser dans la montagne c'est s'approcher du ciel, de l'essence des choses, de la naissance du vent et de celle des fleuves. Les rapports humains, un peu comme dans le désert, y sont riches du dépouillement des hommes. C'est tout le contraire de l'orgueil qui pousse à une ascension lente et têtue où on retrouve le pas testard trantalhant segur / têtu, hésitant et sûr des Poemas per tutejar. Dans cette progression, il est à la fois au plus près de l'élément matériel et au plus près des mystères de l'esprit. La montagne, comme le désert, témoigne de la vanité de l'affrontement des catégories : jour et nuit s'y succèdent sans opposition, vie et mort s'y entrelacent.
Il est une autre analogie entre la montagne et le désert : comme ce dernier enferme l'oasis, la montagne enclôt les vallées, autres figures de l'oasis. Cette certitude fondamentale, confortée par la réalité, apparaît à plusieurs reprises. Ainsi dans Portulan I lors de l'ascension de l'Hindou-Kouch en direction du Pas de Salang :

 

Anse de Salang Anse de Salang
Jeune berger de Kandahar Jeune berger de Kandahar
Salang - montagne Salang - montagne




L’espace s’assouplit. La fatigue fait naître des rêves de sédentaire. Une haute vallée s’élargit, ressemblant presque à une plaine, après la route escarpée.
Les paysans sont dans des petits champs entourés d’épines, pour des récoltes invisibles. Des moutons broutent les pierres. Lenteur du soir. Eau, tabac. Le beurre et le fromage. Pas loin, la vallée s’achève en pelouse dans la brume. Tu es plus haut que le soir. Tes faims courent sur les maisons éparpillées, plus grises que la montagne. Thé brûlant dans une chaï-khana. Nuit, beurre fondu. Silence fragile, silence bon des hommes. Tu as froid, pieds-nus, sur les tapis. Tu es le voyeur de la vie, qui s’écoule à son rythme lent entre ses horizons limités ; voyeur des rites et du feu bleu. Le temps, sans à-coups, passe.
Au Col du Salang, après les tunnels de la route, bêtes, gens et machines s’arrêtent pour souffler. Montagnes et terres éparpillées à vos pieds, et les fleuves. Le vent t’y emporterait. Tu ris devant sa tentation. Ces royaumes d’en-bas, tu ne les as pas abandonnés pour les dominer d’en-haut, mais comme on abandonne dans soi, l’une après l’autre, les couches de la mémoire. Le vent, ton compagnon, ton concurrent, ton aiguillon. Tu luttes avec sa belle fable. Tu es dans les murs.

L'espaci vèn sople. Tei lassièras, en rèire-gost, bofan dins tu de languisons de sedentari. Una vau naut-penjada s’alarga. Per un pauc donariá d’er a una plana, aprèp la rota escalabrosa. De païsans tafuran dins lei camps pichòts embarrats d’espinas, per d’inagantablas recòrdas. De fedas s’apasturan de peiras.
Lentor dau ser. Aiga, tabat. Lo burre e lo formatge. Una nebla sens luòc : pas luenh la vau s’acaba en pelenc. Siás pus naut que lei nivas. Pus naut que lo ser. De cimas, luenh, te sònan. Lei regardas pas gaire. Laissas corre ta fam sus leis ostalons esparpalhats. Mai grisets que la montanha. Tè brullant dins una chaï-quanà. Ser, burre fondut. Tei pès-descauç an freg sus lei tapís. Siás l’espinchaire de la vida : se debana a son ritme entre leis orizont pichòts. Espinchaire dau fais dei rites e dau fuòc blau, solaç dins lo temps que, sens rompedura, passa.
Au Pas deu Salang, après lo pertús de la rota, bestias, gens e maquinas s’arrestan per polsar. Monts e terras esparpalhats a tei pès, e lei flumes. L’aura t’i emportariá. Mai l’aura, rises davant sa temptacion. Aquelei reiaumes d’avau, lei laissères pas per lei dominar d’amontdaut, mai coma laissas dins tu, l’un après l’autre, lei jaç de ta memòria. Lo vent, ton companh, ton concurrent, ton mòure. Luchas ambé sa bela faula. Siás dins lei murs. (Portulan 1, p. 85)

La montagne, comme le désert, est propice à la quête de soi. Le dépouillement des paysages traversés confronte l'homme aux profondeurs de son être. Dans le chapitre 8 de Portulan 1, intitulé « Entre terra » (À travers terre), c’est encore une fois par le paradoxe et le jeu sur l'ascension et la descente / plongée que Roland Pécout choisit d'exprimer cette idée. Gravir les montagnes, c'est aussi pénétrer dans l'intimité physique du ciel et en même temps explorer sa propre intimité :

Vue aérienne Afghanistan Vue aérienne Afghanistan

Tu t’enfonces dans les entrailles du ciel, en laissant derrière déserts du Sud, villes et plaines. L'Indoukouch te prépare à l'écartèlement de ton corps quotidien, à l'inutile fraternité des aigles. Tu roules, tu marches, tu te tais. La montagne t'arrache à chaque pas un peu plus de la chair de ton orgueil.
Plus tu montes, plus tu descends les escarpements qui te mènent à ton centre, à ce noyau du vent ; plus tu entres dans le savoir de ton inconsistance. Et tu t'apercevras que les dimensions de l'espace sont des apparences résignées et la déroute des nuages.

T’enfonças dins leis entralhas dau cèu. Laissas a reire leis èrmes dau Sud, lei vilas, leis estradas seguras. L'Indococh t'aprepara au degrunament de tei saupres, a l'espalancada dau còs jornadièr. A la frairetat inutila deis aglas. [...] T'atomisa, te derraba un pauc de la carn de ton orguelh. [...]
Au mai montas au mai davalas dins lo tieu Tu, aleugierit, dins lo coneisse de ton inconsisténcia. E lei trabucs deis oras e dei jorns t’an desancorat.
Davalas lei bauçs concentrics de l’embut que te mena a ton centre, au nogau de vent. (Portulan I, p. 83)

Des ascensions de montagnes il y en a aussi lors de la découverte du Laddakh. Vertige, perte de conscience, perte des repères spatiaux, de l'opposition entre le haut et le bas, du proche et du lointain, autant de phénomènes qui déstabilisent l'être avant de la renvoyer à son élémentaire nudité, au vide et au silence, seules réponses aux questions posées:



Tu vois en face les grandes montagnes qui se dévoilent, enfin, et qui te posent les Questions ; tu sais que la réponse est en toi, mais tu ne parviens pas encore à répondre. Et les montagnes deviennent le Bouddha allongé, immense, appuyé sur sa hanche ; […] il te dit que la réponse est de haut silence.

Veses en fàcia lei grandei montanhas que se desvelan, enfin, e te pausan lei Questions; tu sabes que la responsa es dins tu, mai capitas pas encara a respondre. E lei serres venon Boddà alongat, inmens, apuejat sus son anca ; […] te ditz que la responsa es d'aut silenci :« Canta de l'aut silenci »La même expression constitue le titre d'un des Poèmas per tutejar : « Canta de l'aut silenci ». (Portulan I, p. 108)

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Carrefours et rencontres

Les découvertes au fil des chemins, les rencontres et les partages, sont autant d'occasions de vivre pleinement des joies éphémères ; c'est le cas lorsque le narrateur suit les pistes d'Afghanistan (Portulan I, p. 92) et qu'il s'arrête dans un village:

Thé en Afghanistan Thé en Afghanistan



Parfois, un village. Son temps n’est pas le temps de la piste. Quand tu bois un thé sous l’arche de pisé, quand les artisans font merveille au fond d’un bazar sans soleil, quand un maître de maison t’accueille entre les grands murs de sa cour, tu vis l’instant sans recul, sans ligne de fuite. Seulement, par à-coups, cette pensée : plus rien ne te rattache à ton port, le présent de ce village pourrait t’enfermer dans ses mille mains, peut-être que ta vie passée, tu n’as fait que la rêver, et que la seule réalité est celle de ce moment...

D’ara o d’aquí, un vilatge. Son temps es pas lo temps de la pista. Quand beves un tè sota l’arca de tàpia, quand lei mestieraus fan miranda au fons d’un bazar sens solèu, quand lo mestre d’ostau t’acuelha entre lei parets broncas qu’enclausan sei jardins, vives l’istant e te’n congostas sens recuol, sens angle de fugida ; res que, per pichòts còps, aquela trevança : pus ren te restaca a ton pòrt, l’ora que passa poiriá ben estre una trampela, lo virament d’aqueu vilatge poiriá t’embarrar sens retorn dins sei mila mans ; benlèu-ben que ta vida d’antan es engana dau sòmi e que l’escreta realitat es aquela de l’ara prigond. (Portulan 1, p. 92)

Les instantanés sont nombreux dans les deux volumes où le narrateur coutumier de l’écriture journalistique dans ce qu’elle a de plus noble, essaie de saisir l’essentiel des personnages rencontrés, nomades afghans, moines bouddhistes du Ladakh, commerçants des villes afghanes ou indiennes, bergers nomades…

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Portulan II propose une scène de rencontre avec un enfant, tout aussi éloquente dans sa brièveté. Le partage est celui d'un l'élément essentiel, celui de l'eau :

 

Jeune berger Afghan Jeune berger Afghan

Vous rencontrez un petit enfant qui garde son troupeau de moutons. Il vous demande un stylo, car il vient d'entrer à l'école. Vous n'en avez pas. Vous partagez l'eau de la gourde, et chacun repart dans le sillage du vent. (Traduction MJ Verny)

Rescontratz un drollet que garda sa motonalha. Vos demanda un estilò, que comença l'escòla. N'avètz pas. Bevètz ensems d'aiga de la bota, e cadun repart dins lei tirassièras dau vent. (Portulan II, 115)

Malgré la fraternité ressentie par le voyageur avec les habitants des pays qu'il rencontre, il lui arrive parfois d'éprouver soudainement un sentiment d'étrangeté qui va jusqu'à une quasi-détresse. Il en est ainsi lorsqu'il traverse l'Irak (Portulan I, p. 18 - 19), dans une série de paragraphes scandés par le retour de la formule « per de que ère estrangièr » (six fois). Ce témoignage de lucidité met en évidence la distance éprouvée par le voyageur qui se sent spectateur d'un monde dans lequel il ne peut pénétrer. Se croire totalement identique aux gens des pays parcourus serait illusion, et le narrateur connaît les limites de sa capacité de partage et d'échange avec l'autre:

Jeunes Afghan Jeunes Afghan

J'ai vu des enfants de la rue, marchands de dattes et de lait aigre qui m'éclairaient du sourire de leur visage hâlé, mais nous ne pouvions que nous dire trois mots moitié en arabe, moitié en anglais, parce que j'étais étranger.
Nous avons tissé l'osier du hasard, la souplesse des rencontres, et la chaîne des os a fleuri, parce que j'étais étranger.

Veguère d'unei dròlles de la carrièra, mercants de datis e de lach agre que m'esclairavan de lor sorire moret, mai podiam pas que se dire tres mòts mitat arab mitat anglés e se fringar dau regard, per de que ère estrangièr…
Avèm teissut l'amarina de l'azard, lo sople dei rescòntres, e la cadena deis òs a florit, per de que ère estrangièr. (Portulan I, p.18-19)

Par leur fonction sociale et économique, il est des lieux privilégiés : les oasis au cœur du désert, les maisons d'hôtes au cœur du Ladakh, les gares, les auberges modestes, les marchés ou les bazars. Un de ces derniers, en Afghanistan, découvert par le narrateur sur la piste qui le conduit au cœur de ce pays, est présenté avec une image concrète : la boite de dérivation d'un circuit électrique, expression dont d'ailleurs l'écrivain habille les mots de majuscules. Pécout, dans ses recours constants à l'image, mêle en effet volontiers tous les registres, du raffinement à la quasi trivialité :

Village Afghan Village Afghan

Un Bazar, autrefois, était le terme d’une journée de chemin ; il sert toujours de lieu de repos et de halte sur la route ou sur les pistes. C’est une Boîte de Dérivation, où sont connectés les fils, les influx, de tout un pan de désert.
C’est le marché des nomades et des paysans éparpillés dans la contrée. C’est le point de rencontre et le relais des voyageurs. Le lieu d’échange des nouvelles, des marchandises, des méfiances, entre les sédentaires qui vivent du nomadisme des autres et des errants qui ont besoin du refuge des sédentaires.


Sus la rota un Bazar, de luenh en luenh, es una Boita de Derivacion. S'i conectan lei fius, leis inflús, de tot un pam de desert. Es mercat dei nomades e dei païsans esparpalhats dins l'encontrada. Ponch de rescòntre. Relais dei viatjaires sus la rota. Luòc d'escambis dei nòvas, dei merças, dei mesfisenças, entre sedentaris que vivon dau nomadisme deis autrei, e barrullaires qu'an besonh de la sosta dei sedentaris. (Portulan I, p. 77)

Le bazar porte donc toutes les valeurs de la rencontre et de l'échange, des simples nécessités commerciales aux contacts des modes de vie antinomiques (nomadisme et sédentarité). Le paragraphe concentre dans des formules resserrées toutes la complexité et les ambivalences des relations humaines qui ne sont pas seulement, loin s'en faut, marquées par la transparence et l'aménité.
Istanbul Istanbul


Dès le début de Portulan I, Istambul était présentée comme ai quatre-camins dei temps e dei país. À son propos, le narrateur évoquait lo pònt-sèrp que se tiba entre Euròpa e Asia [le pont serpent tendu entre l'Asie et l'Europe]. De même, le narrateur décrit dans Portulan II la ville de Jammu, dans l'état indien du Cachemire :

À Jammu se croisent les chemins de traverse et les routes qui montent. La ville s'étale comme un amphithéâtre autour d'un ruisseau qui va rejoindre l'Indus. Les montagnes ne sont encore que des collines, mais la ville leur lance les cordes de ses rues depuis les rives du Tawi, lieu de référence de ce qui est plat, niveau idéal de la mer, dernier rêve de terre plane. À la croisée des franges musulmanes et du monde hindou, dans une contrée en tous points intermédiaire, Jammu est un campement établi depuis des siècles dans un escalier. C'est une de ces cités qui semblent tirer leur histoire du compromis, leur substance du passage, et qui multiplient le nomadisme du voyageur par le nomadisme du territoire. (Traduction MJ Verny)

A Jammu se crosan lei camins traversièrs e lei rotas que montan. La vila s'estaloira coma un anfiteatre a l'entorn d'un riu que vai rejonhe Indús. Lei montanhas son encara ren que de còlas, mai la vila ié lança lei còrdas de sei carrièras dempuèi lei dogas dau Tawi, referéncia dau plan, nivèu de la mar ideau, darnièr pantais de terra plata. Au rescòntre dei franjas musulmanas e dau mond indó, dins un relarg de totei lei biais intermediari, Jammu es un campament establit dempuèi de sègles dins un escalièr. Es una d'aquestei ciutats que semblan tirar son istòria dau compromés, sa substància dau passatge, e que multiplican lo nomadisme dau viatjaire per lo nomadisme dau territòri. (Portulan II, p. 80)

Portulan ou l'accord des contraires

Le souci de vérité régit dans Portulan la description des modes de vie, du rapport au monde et aux autres. La diversité de l'Humain y apparaît indissociable de l'universalité de l'Humanité. Les gestes, les expressions des hommes et des femmes rencontrés y sont transcrits avec minutie et simplicité apparente. Et c’est avec sympathie - au sens premier du terme - que Pécout exprime les douceurs et les douleurs du quotidien, avec une extraordinaire acuité de la perception sensorielle du monde, non séparable d'un élargissement poétique et spirituel qui écarte toute idée de transcendance. Deux exemples complémentaires, le premier à propos du quotidien des habitants d'Iran :

Cuisine afghane Cuisine afghane
Voûte mosquée Voûte mosquée

La pitance du peuple est pauvre, pois chiches et gras de mouton. Les jardins sont tendres, pavoisés de claies où sèche l'or jaune des abricots.
Les reflets de poésie, le vin jaune des oasis du sud, les couleurs aériennes des faïences enchantent le goût et plus encore l'imaginaire.

La pitança dau pòble es paura, de ceses e de gras de moton. Lei jardins son tendres, abandeirats de cledas ont seca l'aur jaune deis ambricòts.
Lei rebats de poësia, lo vin jaune deis oasís dau sud, lei colors aerianas dei faïenças encantan lo gost e mai encara l'imaginari. (Portulan I, p. 22)

Le deuxième exemple dans Portulan II (p. 82) :

Vous allez ensuite goûter la douceur du soir dans le feuillage bleu des cailloux de la rive. La caresse de l'air passe et bruit sur l'eau. Tous les raisins du jour ont fait un vin de repos, et son odeur monte de la tiédeur d'une petite plaine d'ombre. Ecoutez la nuit qui chemine à tâtons autour de la montagne. (Traduction MJ Verny)

Anatz puèi prene lo bòn dau ser dins lo folhum blu dei clapàs de la doga. La careça de l'èr passa e brusís sus l'aiga. Totei lei rasims dau jorn an fach un vin de repaus, e son odor monta dau tebi d'una planetaOn peut voir un jeu poétique - que Pécout a aussi utilisé dans Poèmas per tutejar sur la paronymie en occitan entre planèta : « planète » et planeta : « petite plaine » d'ombra. Escotatz la nuech que vira a paupas a l'entorn de la montanha.

L'accord des contraires transcende tous les motifs poétiques et langagiers qui parcourent Portulan. Cette constante de l'univers mental pécoutien est indéfiniment reprise sous des formes stylistiques récurrentes comme par exemple la coordination de deux termes qui évoquent des réalités que le sens commun présente comme opposées. L'originalité du Népal vient ainsi de cette fusion des contraires qui n'est pas perte de substance, mais au contraire puissance créatrice :

Dans ce pays longtemps enfermé, le monde tibétain et le monde indien, le bouddhisme et l'hindouisme, l'âme des hautes montagnes et l'esprit des plaines, l'activité des cités et la quête du silence, la pauvreté et le raffinement, le goût de créer et l'insouciance de vivre, se sont mêlés, fondus, et le Népal ne vit qu'à l'heure du Népal, et ne vit qu'à l'heure de la vie, quand résonnent les gongs des pagodes de Katmandou. (Traduction MJ Verny)

Dins aqueu país longtemps embarrat, lo mond tibetan e lo mond indian, lo bodisme e l'indoïsme, l'èime dei montanhas autas e l'esperit dei planas, l'activitat dei ciutats e la quista dau silenci, la pauretat e lo refinament, lo gost de crear e l'inchalhença de viure, se son mesclats, fonduts, e Nepal viu ren qu'a l'ora de Nepal, e viu ren qu'a l'ora de la vida, quand tindan lei gòngs dei pagòdas de Catmandó. (Portulan II, p. 137).

Plusieurs couples contraires sont souvent associés, sans qu'il y ait forcément une continuité sémantique dans la série, pour le seul plaisir, ou le seul besoin, semble-t-il, de jouer avec les oppositions. Le doute sur la réalité et l'apparence s'associe, dans ce même passage sur le Taj-Mahal, à l'interrogation sur ce qu'est le réel et ce qui est sa représentation. Le narrateur a l'impression de passer de l'autre côté du miroir :

Maintenant tu es passé de l'autre côté, c'est le monde extérieur, le ciel, et toi-même, qui t'apparaissent comme le décor d'un jeu aux règles ignorées. Et sur l'échiquier de l'esplanade avec ses dalles blanches, le Taj est une tour et sur la boite des échecs, tu es peut-être toi-même peint. (Traduction MJ Verny)

Ara siás passat de l'autre band, aquò's lo mond dau defòra, lo cèu, e tu, que te semblan d'estre lo decòr d'un jòc dei règlas desconogudas. E sus l'escaquièr de l'esplanada ambé sei bards blancs, lo Taj es una torre e sus la boita deis escacs, siás tu benlèu pintrat (Portulan II, 51).

Il y a quelque chose de baroque dans cette mise en abyme et ce monde de reflets spéculaires dans lequel s'intègre parfaitement l'allusion au jeu d'échecs.
L'absence d'opposition entre le sacré et le profane est bien sûr caractéristique des spiritualités orientales qui fascinent l'écrivain. Cette absence d'opposition ne se manifeste pas seulement dans la perception mystique de l'univers et de l'homme mais aussi dans l'architecture telle que le narrateur la découvre par exemple à Katmandou :

L'architecture sacrée et l'architecture profane n'ont plus de frontières, et le même équilibre orgueilleux définit les temples étroits et hauts, les allées de bêtes peintes, les façades de bois des ruelles, les coupoles des stupas. (Traduction MJ Verny)

l'architectura sagrada, e la profana, an pas ges de raras, e lo meteis equilibri ufanós definís lei temples estrechs e auts, lei lèias de bèstias pintradas, lei façadas de bòsc deis andronas, lei copòlas deis estupàs… (Portulan II, p. 137)

L'affirmation réitérée de l'unité profonde du monde au delà de son apparente diversité révèle aussi la perception de l'harmonie du cosmos que se fait l'écrivain. Dans les catégories de l'humain, du spatial, du temporel, du philosophique ou du spirituel qu'il exprime dans l'œuvre, Pécout privilégie celles qui ouvrent portes et fenêtres, passages et carrefours, ainsi que le traduit cette belle évocation de la nuit sur laquelle nous terminerons cette lecture de Portulan :

La nuit) n'est pas rupture, mais rencontre entre les gouffres, et les racines de demain.

[la nuech] es pas rompedura, mai rescòntre entre lei tomples, e lei rasigas de deman. (Portulan II, p. 107 - 108)