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L'Envol de la Tartana - 1986

envol de la tartana envol de la tartana

1986 - L'Envòl de la Tartana

Texte 1 – C’était comme s’il était passé par une porte
secrète et enchantée
Tèxt 1 - Èra coma s’èra passat per una pòrta
secreta e encantada.

Dans son dos, la falaise vertigineuse. Il ne se retourna plus. Il avança. Il avait l’impression d’être arrivé sur le toit du monde. Le vent bourdonnait comme un million d’abeilles. Des fleurs poussaient par touffes. Ce pays semblait se noyer dans le ciel comme dans une mer de lumière et de solitude. Il quitta ses souliers de cuir épais et ses chaussettes poussiéreuses pour marcher pieds-nus en prenant garde aux soleils qui ouvraient au ras du sol leurs cœurs armés d’épines.
Maintenant il se situait. Il avait gagné le Causse. Il savait que ces hauts déserts d’herbage étaient derrière les garrigues, et il connaissait le Larzac et le Mejan. Mais il ne s’imaginait pas qu’en quelque endroit les garrigues et le monde des plateaux se rejoignaient aussi parfaitement. C’était comme s’il était passé par une porte secrète et enchantée
Traduction M.J. Verny, revue par l’auteur.

Dins son esquina, lo barrenc vertiginós. Se revirèt pas pus. Avancèt. Aviá l’impression d’èstre arribat sus lo tech del mond. Lo vent vonvonejava coma un milhon d’abelhas. De flors creissián en matas. Aquel país semblava de se negar dins lo cèl coma dins una mar de lutz e de solesa. Quitèt sos sabatons de gròs cuèr e sas caucetas polsosas per caminar pè-descauç en fasent mèfi als solelhs que dubrissián al ras del sòl sos còrs armats d’espinas. Ara se situava. Aviá ganhat lo Causse. Sabiá qu’aqueles nauts desèrts d’erbum èran darrièr las garrigas, e mai conoissiá lo Larzac e lo Mejan. Mas s’imaginava pas qu’en qualque endrech las garrigas e lo mond dels planastèls se jonhèsson d’un biais tan perfièch. Èra coma s’èra passat per una pòrta secreta e encantada. (Capítol 2, p. 19)

Cardabelle Cardabelle

 

Texte 2 - La grotte était en lui, comme il était lui dans la grotte. Tèxt 2 - La balma èra dins el, coma el èra dins la balma.
Grotte du grand Roc Grotte du grand Roc

De l'autre côté de l'eau, il y a une zone que la lampe a balayée. Au fond, contre le rocher, deux bêtes géantes. Une seconde Pierre-Jean les a crues vivantes. Elles sont faites d'argile. Deux bisons, façonnés avec naturel, le poil long sus l'échine, de grosses cuisses, le museau fort. Ils s’affrontent. Depuis des dizaines de milliers d’années, ils se regardent d'un œil vide. Ils veillent sur le sommeil des hommes, des morts qui n’en ont plus besoin, et des vivants qui les ignorent. Pierre-Jean a traversé le ruisseau. Au moment de franchir le gué, il a entrevu sur la terre, là-bas, des dessins creusés. Pour ne pas effacer les traces, et mû par un respect obscur, il a quitté ses chaussures de montagne. Il marche pieds nus. Le ruisseau est glacé. Mais cela délasse. Dans l’eau, des crevettes minuscules, transparentes et sans yeux, nagent contre le courant ; elles ne sont visibles que quand la lampe les éclaire avec l’angle qui convient.
Il est arrivé sur l'autre bord. L'argile est dure, séchée, des lignes se croisent dans la croûte brune. Elles sont faites volontairement. Elles ont un sens. Mais il y a tant de lignes et tant de sens... Entre les lignes, des pas d’hommes. Des grands, les orteils détachés. Et là, à côté des premiers, de petites traces de pas. Moins profondes mais aussi assurées. Pendant quelques mètres, comme une présence invisible, les traces de pieds d’enfant.
À côté des bisons d'argile, Pierre-Jean a remarqué une pierre. Posée comme une têtière sur le marais séché. Il était saisi d’une émotion et d’une fatigue, un reste de conscience au moment où on se noie dans le sommeil. Allongé la tête sur la pierre, il a fermé les yeux.
Un tourbillon est venu de la surface de son esprit, puis du plus profond. Les fils éparpillés trouvaient une forme, le peuplaient d’images, de sons, de sensations. Il nageait dans une mer où tous les êtres se fondaient, un courant de sommeil troué de fragments de conscience. Il s’est laissé emporter. Puis il a lutté contre ce vertige. Enfin il est entré dans sa vision. Les peintures, les bisons, les visages de son souvenir, échangeaint leurs formes et leur mouvement. Les couleurs, il les entendait. Le silence, il le touchait et le faisait résonner, son corps roulait dans une roue d’obscurité. Il a senti pulser le temps au rythme de ses poumons. Il a entrevu, il a deviné l'enfant. L'enfant qui avait marché dans l'argile. Et l'autre enfant, son frère mort, des années auparavant, en naissant. Et l’enfant en lui, Pierre-Jean, qui rit d’être si grand, si plein de toutes ces vies, et de n’être rien qu’un grain d’argile de la terre. Il a senti que la grotte était en lui, comme il était lui dans la grotte.

Traduction M.J. Verny, revue par l’auteur.

De l'autre costat de l'aiga, i a un airal, que la lampa a escobat. Al fons, contra lo ròc, doas bèstias gigantas. Una segonda Pèire-Joan las a cregudas vivas. Son d'argela. Dos bisons, pastats al natural, amb lo pel long sus l'esquinal, las cuèissas gròssas, lo morre fòrt. Son acaradas. Dempuèi de desenats de milièrs d'ans, se regardan d'un uèlh vuège. Gardan la sòm dels òmes, dels mòrts que n'an pas pus besonh, e dels vius que las desconoisson. Pèire-Joan a atraversat lo riu. Al moment de passar lo ga, a entrevist sus la tèrra, ailà, de dessenhs cavats. Per pas escafar las traças, e butat per un escur respièch, a quitat sas cauçaduras de montanha. Camina pès-descauçes. Lo riu es glaçat. Mas aquò deslassa. Dins 1’aiga, de cambaròtas pichonèlas, transparentas e sens uèlhs, nadan contra corrent ; son vesedoiras ren que quand la lampa las esclaira amb l'angle que cal. Es arribat sus l'autre bòrd. L'argela es dura, secada, de regas se crosan dins la crosta bruna. Son fachas a bèl esprèssi. An un sens. Mas i a tant de regas, e tant de sens... Entre las regas, de passes d'òmes. De grands, amb los artelhs destacats. E aquí, a costat dels primièrs, de pesadas pichòtas. Mens prigondas, mas tant asseguradas. Pendent qualques mètres, coma una preséncia invesibla, las traças de pès d'enfant.
Al caire dels bisons d'argela, Pèire-Joan a avisat una pèira. Pausada coma una testièra sus la palun seca. Un esmòu lo teniá ; e una lassièra ; la poncha de l'esvelh al moment que te negas dins la sòm ; alongat amb lo cap sus la pèira, a barrat los uèlhs. Un revolum venguèt de la susfàcia de sa ment, puèi del pus prigond. Los fils esparpalhats trobavan forma, lo poblavan d'imatges, de sons, de sensacions. Nadava dins una mar ont totes los èstres se fondián, un corrent de sòm traucat de brisums de consciéncia. Se laissèt emportar. Puèi luchèt contra aquel vertigi. Enfin dintrèt dins sa vesion. Las pinturas, los bisons, las caras de son remembre, escambiavan sas formas e son mòure. Las colors, las entendiá. Lo silenci, lo tocava e lo fasiá tindar, son còs rotlava dins una ròda d'escuresina. A sentit pulsar lo temps al ritme de sos palmons. A entrevist, a devinhat l'enfant. L'enfant qu'aviá caminat dins l'argela. E l'autre enfant, son fraire mort, d'ans abans, en naissent. E l'enfant dins el, Pèire-Joan, que ritz d'èstre tant grand, tant comol de totas vidas, e d'èstre ren qu'un grum d'argela de la tèrra. A sentit que la balma èra dins el, coma el èra dins la balma.
(Capitol 5, p. 43)

Gour Gour

 

 

Texte 3 – Toulouse Tèxt 3 – Tolosa
Toulouse : place wilson Toulouse : place Wilson
Toulouse : escalier Toulouse : escalier
Toulouse : porte hôtel Toulouse : porte hôtel
Toulouse : plafond eglise des Jacobins Toulouse : plafond eglise des Jacobins
Toulouse : eglise des Jacobins Toulouse : eglise des Jacobins

Pierre-Jean partait à travers la ville. Il se retrouvait dans les rues du centre, où les maisons de brique ont des airs à la fois secrets et rieurs, complice du citadin pressé. Il fréquentait les marchés où s’entassent la volaille et les pâtisseries. Il s’asseyait sur les places pour regarder la ronde des voitures. Au pied de la fontaine de Godolin, il s’enivrait de l'animation qui fait le tour du cadran, comme les aiguilles d'une horloge. Parfois il poussait le portail d’un hôtel ancien surmonté d’une tour, il se retrouvait dans une cour baroque entourée d'escaliers à balustres, et des mascarons sculptés le regardaient. Partout la pierre et la brique rivalisaient, dans les hôtels, les palais ou les immeubles neufs : l'une et l’autre se liaient et se repoussaient, comme la chair et l’os, le repos et l’élan, comme deux langues qui se mêlent dans les paroles de chaque jour. Il y avait autant de jeux de courbes comme de jeux d’angles, et pour cela, c’était une ville douce. Parfois, dans les avenues en pleine ébullition, les perspectives monumentales, le croisement de la foule et des autos, l'indifférence pressée ou la bonhommie des passants, la dégaine des jeunes gens qui passaient en bandes, Pierre-Jean se sentait au cœur d'une capitale. Dans les rues piétonnières, il regardait les boutiques, il buvait des milk-shakes. Saint Sernin devenait rose au crépuscule. Les toits se faisaient sécher, après la pluie, en secouant un reste de brume. Il se sentait anonyme, emporté par les ondes collectives. Seul. Mais pas perdu.
L'après-midi s’achevait. La sortie du travail et des écoles dévidait dans les rues une foule nouvelle. Dans un quartier de palais rouges, il entra au hasard, sous un porche. Au-dedans, les bruits étaient amortis, le temps se concentrait et le silence faisait sa musique, comme sous les voûtes du Canal de Riquet. Et les voûtes, là aussi, étaient des branches d'arbres : les grandes colonnes, là-haut, s’étalaient se déployaient en palmes, les nervures de la pierre rappelaient les nervures végétales. La lumière était douce et multicolore. La floraison des longs vitraux donnait aux murs nus des reflets de jardins. Les Jacobins.
Dans le cloître, les morts dormaient sous les dalles à demi effacées par les pas, où était inscrit le nom de leur métier : menuisier, cordelier, boulanger… Le cyprès, au milieu, veillait sur les morts et sur les vivants comme une chandelle montée en graine.

Traduction M.J. Verny, revue par l’auteur.



Pèire-Joan partissiá a travèrs la vila. Se retrobava dins las carrièras del centre, ont los ostals de brica an d'èrs a l'encòp secrets e riseires, complicis del ciutadan afiscat. Trevava los mercats ont la polalha e los pastissons s'amolonan. S'assetava sus las plaças per regardar la ronda de las autòs. Al pè de la font godolina, s'enchusclava de l'animacion que fa lo torn del quadrant, coma las agulhas d'un relòtge. De-còps butava lo portal d'un ostal ancian qu'una torre subrava ; se retrobava dins una cort barròca enrodada d'escalièrs a balustras, e de mascarons escalprats lo gachavan. Pertot, la pèira e la brica se fasián lingueta, dins los ostals, los palases o los immòbles nòus : l'una e l'autra s'apariavan e se recaçavan, coma la carn e l'òs, lo repaus e la saba, coma doas lengas que s'entremèsclan dins las paraulas de cada jorn. I aviá tant de jòcs de corbas coma de jòcs d'angles, e per aquò èra una vila doça. De còps, dins las avengudas en plen bolh, las perspectivas monumentalas, l'entrebescament de la fola e de las autòs, l'indiferéncia preissada o la bonomia dels passants, lo gaubi dels jovents que passavan en bandas, Pèire-Joan se sentissiá al còr d'una capitala. Dins las carrièras pedonièras, agachava las botigas, beviá de milk-shakes. Sant-Sernin veniá rosenc al calabrun. Las teulissas se fasián secar, après la plueja, en esposcant un restant de neblina. Se sentissiá anonim, emportat per las ondas collectivas. Sol. Mas pas perdut. L'après-dinnar finissiá. La sortida del trabalh e de las escòlas vuejava per carrièras una preissa novèla. Dins un quartièr de palases roges, dintrèt a l'azard sota un pòrge. Dedins, los bruches èran amortits, lo temps se concentrava e lo silenci fasiá sa musica, coma sota las vòutas del Canal de Riquet. E las vòutas, aicí tanben, èran de brancas d'aubres : las colonas grandas, amont, s'estaloiravan en rampalms, las nervuras de la pèira retrasián las nervuras vegetalas. Lo lum èra prim e de totas las colors. Lo floriment dels veirials longs donava als murs nuses de rebats de jardins. Los Jacobins. Dins la clastra, los mòrts dormissián sota las lausas mièg escafadas per los passes, ont èra marcat lo nom de son mestièr : fustièr, cordelièr, forneiron… L'autciprès, al mitan, velhava sus los mòrts e sus los vius coma una candèla montada en grana. (Capítol 14, p. 133)