Gestions des plurilinguismes
Cours

Idéologie (s) et choix de politique linguistique

Généralement, on évalue à plus de 6000 le nombre des langues en usage dans le monde : il est donc clair que le monolinguisme y est l'exception et que le plurilinguisme est la situation la plus répandue sur l'ensemble des États. Il en va de même en Europe, certes avec une pluralité moindre, car l'espace géopolitique européen est souvent celui où s'est le plus développé l'idéal de l'État-nation, c'est-à-dire un idéal d'État monolingue qui tend à associer un même territoire, une seule organisation politico-administrative et une langue unique. L'État français est la concrétisation de cet idéal d'Etat-Nation qui obsède bon nombre de revendications identitaires (et nationalistes) sur le continent européen (Cf l' « espace ex-yougoslave ») (Baggioni 1997 ; Boyer coord. 2004).

En matière de plurilinguisme et en relation avec la « mondialisation » on peut considérer que les options de politique linguistique ne sont pas légion : à un pôle libéral, qui fait prévaloir le laisser-faire et la loi du/des marché (s), s'oppose un pôle interventionniste à deux variantes, parfois associées : celle des droits universels en matière linguistique et de l'écologie linguistique (« altermondialiste »), qui défend le principe de sauvegarde de la diversité linguistique et donc de défense systématique du plurilinguisme, et le positionnement identitaire en faveur de la langue communautaire, dont le nationalisme linguistique est le cas de figure le plus achevé (Boyer 2008 : 49).

Options politique linguistique
Options politique linguistique[Zoom...]

Nous présenterons ces options majeures en élargissant le domaine de la sociolinguistique appliquée aux interventions autres qu'institutionnelles (ou/et étatiques) : en prenant en considération les actions de politique linguistique issues de la société civile.

Le « pôle libéral » n'est pas difficile à caractériser : il prône un laisser-faire concernant le marché des langues dominant (localement, internationalement). On peut en trouver des versions caricaturales (s'appuyant sur discours d'inspiration étroitement économiste) aux meilleures sources. Ainsi, dans la revue québécoise Terminogramme (n° 99-100/2000 ), Abram de Swaan livre une série de réflexions sur « la constellation mondiale des langues " qui développe une analyse du rapport entre les langues, de leurs valeurs respectives, qui emprunte largement à la logique industrielle et commerciale.

Qu'on en juge par un certain nombre d'énoncés on ne peut plus analogiques :

« D'un point de vue économique, on peut comparer les langues aux normes industrielles et à certains réseaux de distribution » (De Swaan 2001 : 50).

« La loyauté linguistique est un cas extrême de loyauté du consommateur » (Ibid: 51).

« Quand un individu apprend une langue, choisit un appareil électronique [...] ou fait appel à un réseau de services, il accroît ce faisant l'utilité de cette langue, de cette norme ou de ce réseau pour tous les autres utilisateurs qui l'emploient déjà » (Ibid: 51).

Et il est question d'« investissement », de « bénéfices [...] attendus », de « coût », etc. puisque les langues sont des « biens hypercollectifs »... On est loin ici, avec une telle rhétorique, de l'analyse de Bourdieu en matière d'économie des échanges linguistiques au sein d'une communauté donnée, selon une hiérarchisation-articulation de marchés, marchés dominants (officiels) et marchés francs (périphériques, dissidents), car la dynamique avancée par Bourdieu n'est en définitive que la dénonciation d'un leurre : celui d'une indépendance du marché linguistique par rapport au contexte sociétal (socio-économique, politique, culturel) (Bourdieu 1982, 1983) (voir Boyer 2007).

Quant au pôle interventionniste, il est aujourd'hui prioritairement représenté par l'écologie linguistique dont l'un des principes de base rejoint le fondement même de toute préoccupation écologiste : « la préservation d'une langue dans son sens le plus large implique le maintien du groupe qui la parle » (Nettle et Romaine 2003 : 192). Et ce qui est intéressant dans cette vision écologiste c'est le double mouvement des interventions qui est prôné qui articule des « stratégies de haut en bas » qui visent à intégrer « la préservation des langues dans le mouvement activiste général en faveur de l'environnement » et à « mettre en place des politiques linguistiques à un niveau local, régional et international qui fassent partie d'une planification politique et de gestion générale des ressources » (Ibid : 213), et des « stratégies de bas en haut », car « accorder trop d'attention aux politiques officielles peut s'avérer contre-productif en l'absence d'autres activités aux niveaux inférieurs » (Ibid : 191). Ainsi « la préservation d'une langue doit d'abord commencer dans la communauté elle-même, grâce à des efforts volontaires, et être financée de bas en haut par les ressources de la communauté » (Ibid : 202). En définitive le positionnement écolinguistique considère qu'« il n'est pas possible d'assurer un développement politique, économique ou social sans privilégier le développement linguistique » (Ibid : 185)

Le même pôle interventionniste présente une deuxième option , la revendication identitaire qui peut déboucher sur le nationalisme linguistique : une option qui semble avoir eu le vent en poupe durant la dernière période, malgré certaines condamnations sans appel * . Cette option est quoiqu'on en dise la base idéologique de certains retournements de substitution linguistique (Reversing Language Shift dans les termes du sociolinguiste Fishman), dont trois proprement spectaculaires (Fishman 1991, présenté par Vallverdù 1993 : l'hébreu moderne en Israël, le français au Québec et le catalan en Espagne dans la Communauté autonome de Catalogne.

Ainsi durant le XXe siècle, les nationalistes catalans ont su enrichir la construction idéologique du nationalisme linguistique (commencée dans les dernières décennies du XIXe), et tout particulièrement dans la lutte contre la dictature franquiste. Le pouvoir nationaliste qui a conduit le gouvernement autonome de la Catalogne (la Generalitat de Catalunya ) durant plus de deux décennies et le Président J. Pujol en premier lieu, a su se faire le chantre et le défenseur intraitable de la langue catalane, en contribuant à instaurer en Catalogne autonome un dispositif de politique linguistique exemplaire (Boyer et Lagarde dirs 2002 : 96), à partir d'une législation (de dispositions) qui a fait tache d'huile dans les autres Communautés d'Espagne ayant une « langue propre », et en sachant tenir un discours public à vocation consensuelle, mais inspiré par un positionnement nationaliste non indépendantiste.

On peut ainsi résumer l'articulation entre les divers éléments constitutifs de la représentation identitaire de la langue catalane, représentation qu'on peut considérer comme le noyau dur du nationalisme linguistique catalan, telle qu'elle a été énoncée par J. Pujol  * :

  1. en Catalogne la langue catalane est le fondement de la nation.

  2. La langue catalane est la seule langue historique de Catalogne.

  3. Cette langue a été victime d'une persécution impitoyable qui a visé à la détruire. Le responsable en est l'État espagnol (en particulier l'État franquiste).

  4. Heureusement les Catalans ont fait preuve de fidélité (de loyauté) à l'égard de leur langue et ont résisté à l'entreprise de destruction.

  5. Cependant cette persécution a laissé de graves séquelles : la langue catalane est en état de faiblesse.

Cette faiblesse, due à l'entreprise de persécution, rend légitime une action collective en sa faveur : politique linguistique institutionnelle, mais aussi militantisme catalaniste.

Aux réactions hostiles des tenants de la permanence de l'hégémonie du castillan, les acteurs de la politique linguistique catalane (toutes tendances confondues) savent rappeler la « persécution » subie par le catalan et une réalité présente plus complexe qu'il n'y paraît dûment enregistrée par de nombreuses enquêtes. En effet il est clair que la « langue propre » (la langue « nationale » des Catalans) n'a pas totalement neutralisé à son avantage la dynamique de substitution héritée du franquisme : des faiblesses dans la normalisation sont patentes, malgré d'incontestables succès dans presque tous les secteurs de la communication sociale et de la vie de la communauté qui autorise certains observateurs à considérer qu'il y a bien globalement un retournement de situation sociolinguistique.

Et c'est bien dans ce domaine de l'évaluation des politiques linguistiques que des avancées devraient être faites. Certes il existe au sein des dispositifs les plus sophistiqués des structures spécifiques mises en place pour observer et évaluer rigoureusement les résultats obtenus : on songe par exemple à l'Institut de Sociolingüística Catalana et aux études qu'il a produites tout au long de la mise en oeuvre de la normalisation linguistique institutionnelle, mais justement, le plus souvent on peut reprocher à ce type d'évaluation d'être de l'auto-évaluation (ce qui n'est déjà pas si mal...).

Par ailleurs, une évaluation des politiques linguistique digne de ce nom ne saurait se satisfaire des notions de « réussite » et d'« échec »(voir Truchot et Huck 2008), comme le montre en particulier l'exemple catalan : la complexité des processus en cause requiert à la fois des évaluations macrosociolinguistiques (d'ordre quantitatif) et des observations microsociolinguistiques (d'ordre qualitatif), secteur (communicationnel) par secteur, et aussi bien sur le plan des représentations et attitudes que sur le plan des pratiques et comportements effectifs.

Ce qui vient d'être dit a pour objectif de dresser le cadre général des politiques linguistiques en vigueur dans le monde. Mais on a bien compris qu'il y a une grande diversité de politiques linguistiques, diversité à la mesure de celle des configurations sociolinguistiques sur lesquelles opèrent les interventions glottopolitiques. Nous avons choisi d'approcher cette sociolinguistique appliquée à travers cinq cas qui par ailleurs nous permettront de mettre en évidence des objectifs, des démarches... et des résultats variés et même contrastés qui évidemment n'épuisent pas les observations en la matière.

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