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Les manchettes dans le livre imprimé

Icône de l'outil pédagogique Les manchettes dans le livre imprimé

 

Glose et note

Il ne faut pas confondre glose et note, page glosée et page annotée. Véritable commentaire du texte, la glose, précise Roger Laufer, place le texte « au centre de la page en même temps qu'elle l'insère, qu'elle l'enserre dans la tradition ». Quant à la page annotée, elle « donne la primauté au texte, elle le laisse parler seul dans l'espace principal, rejetant les notes dans les marges et, au besoin, en bas de page ».

Au cours du XVIe siècle, on observe le passage progressif d'une culture de la glose à une culture de la note. Si l'abandon de la glose s'explique pour des raisons techniques (une telle composition typographique n'était pas aisée à réaliser), il reflète aussi le rapport nouveau que la mentalité humaniste entretient vis-à-vis du « texte » et des autorités qui le légitiment, cette soif de clarté scientifique et cet idéal philologique qui entendent retrouver le texte dans sa pureté, débarrassé du carcan des commentaires. Comme l'écrit Jean-Marc Chatelain, la forme de la note est « consubstantielle à l'entreprise spécifiquement humaniste de la signification - celle qui postule que le sens est toujours restauration d'un sens oblitéré par l'histoire, retour à un sens que le temps humain a effacé, altéré ou obscurci ». Les annotations marginales apparaissent tardivement : rares dans les incunables avant la toute fin du XVe siècle, elles se généralisent au cours du siècle suivant. Ces notes, placées dans les marges, en regard du passage précis qui les appelle, sont appelées manchettes, comme on l'a vu plus haut, « parce que, dans certains cas, elles sont accompagnées d'une main sortant d'une manchette, avec l'index pointé vers la partie du texte concerné ».

 

Manchettes

Elles peuvent remplir un rôle de repérage : elles fonctionnent alors comme des titres de chapitre ou de paragraphe. C'est par exemple le cas de certaines des manchettes que Geofroy Tory fait figurer dans son Champfleury de 1529, qui synthétisent le contenu du paragraphe en regard duquel elles se trouvent.

Elles peuvent aussi comporter des explications ou une traduction : ainsi, dans Le Songe de Poliphile, roman allégorique paru en 1546 (adaptation de l'original italien paru en 1499), propose, dans les marges, une explicitation des figures allégoriques que le héros rencontre au cours de son aventure. Le texte s'ouvre ainsi sur la scène typique de l'entrée en sommeil : « Par un matin du moys d'Avril environ l'Aube du jour, je Poliphile estoie en mon lict, sans autre compagnie que ma loiale garde Agrypnie... ». En regard de ce passage est alors précisé : Agrypnie est le veiller que l'on fait par maladie ou fantaisie.

Outre ces fonctions de repérage ou d'explication, les manchettes comportent - et c'est sans doute le cas le plus fréquent - références et citations qui font de ces notes des notes d'autorité.

 

Iconographie

Un détour par l'image marginale permettra d'en mesurer l'importance : en 1536-1538, l'humaniste Étienne Dolet fait paraître à Lyon ses Commentarii Linguae Latinae, ouvrage d'érudition qui se présente comme un dictionnaire raisonné de la langue latine, un recueil de citations exaltant d'une certaine façon la culture humaniste, pétrie de sagesse antique et s'appuyant sur l'autorité des anciens. L'imposante page de titre (voir l'illustration sur le site pédagogique de la BnF), dont Jean-Marc Chatelain fournit, dans La Naissance du livre moderne, un beau commentaire, prend la forme d'un impressionnant frontispice gravé : le titre, occupant l'espace central de la page, est pris dans un encadrement orné où se nichent des personnages, historiques ou mythiques, plaçant l'ouvrage sous le signe du savoir et de la sagesse antiques. Dans la partie inférieure du cadre est représenté le couronnement du poète par les Muses, qui rappelle « la dimension rhétorique et poétique du savoir ». Puis de part et d'autre du titre figurent, par couples, des grands auteurs de la littérature antique, tous genres confondus : Tite-Live et Salluste, Pline et Aulu-Gelle, Cicéron et Quintilien, Lucien et Plutarque, Homère et Hésiode, Euripide et Aristophane, etc. Enfin, dans chaque niche de la partie supérieure sont représentées « les figures emblématiques de la sagesse antique (Aristote, Platon, Socrate, Pythagore), significativement tournées vers la niche centrale, voûtée, qui abrite quant à elle la figure royale de Salomon, maître de toute sagesse ». De fait, « on pourrait ici parler, de la prédelle des Muses à la frise de Salomon, d'un authentique retable du savoir humaniste. La "solennisation" de la page de titre s'opère par conséquent par le déploiement d'une iconographie qui dessine une sorte de paysage héroïque des idées : l'effet d'agrandissement inaugural du livre tient en l'occurrence à ce mouvement qui, d'emblée, au moyen d'une iconographie emblématique ou allégorique, rapporte le propos particulier de l'ouvrage à la grandeur d'une idée beaucoup plus vaste ».

 

Annotations marginales

Les pourtours de la page imprimée constituent ainsi un lieu d'accueil des autorités tutélaires, ou discours second que le texte appelle et qui le légitiment. On comprend donc pourquoi les textes à vocation didactique en font un usage privilégié. On peut par exemple penser aux ouvrages des Grands Rhétoriqueurs, dont Adrian Armstrong a bien montré qu'ils cherchaient à « se présenter comme bien qualifiés pour traiter leur sujet, soit qu'ils possèdent la science nécessaire, soit qu'ils suivent une doctrine bien établie, soit qu'ils profitent de leur expérience personnelle ». Un écrivain comme Jean Bouchet étaye ainsi ses textes par des renvois constants à des sources qui font autorité, références latines ou citations bibliques.

Garantes de l'autorité du texte, les annotations marginales peuvent aussi en garantir l'authenticité. Les Histoires prodigieuses de Pierre Boaistuau (1560) en offrent un cas intéressant. L'œuvre se présente comme un recueil de courtes histoires où l'auteur s'adonne au plaisir de raconter des prodiges naturels ou de conter des événements érigés au rang de « prodiges merveilleux » : propriété de certaines pierres ou plantes, tremblements de terre, amours prodigieuses d'une Laïs ou d'une Flore, persécution des chrétiens par le monstrueux Néron. Or fournir des garants permet d'assurer l'authenticité des prodiges rapportés, comme le dit Boaistuau à la fin de la première histoire :

« Et afin que tu ne penses que soyent discours ou Prodiges, faictz en l'air, ou inventez à plaisir, lis l'histoire de Paulus Venetus, de Ludovicus Patricius Romanus, de Vartomanus en leurs histoires des Indes, ou tu trouveras toutes ces choses amplements descriptes, non comme les ayans entendues des autres, ou leuës en aucuns autheurs, mais comme ceulx qui y ont assisté et veu par presence les choses par nous descriptes, t'asseurant ceste foys pour toutes, que je ne raconteray aucune histoire en tout ce traicté des Prodiges que je ne confirme par authorité de quelque fameux autheur, Grec ou Latin, sacré ou prophane ». (f.4r°)

D'où l'abondance des notes d'autorité figurant en marge, et qui peuvent prendre plusieurs formes :

► référence simple (auteur et œuvres) :

  • « Joseph. lib.7 cap.12 » (5r°), « Polydore Virgille en son histoire d'Angleterre » (8r°) ;
  • « Pline écrit de son temps en avoir veu de semblable lib. 19 » ;
  • « Si tu veulx sçavoir pourquoy le laurier n'est endommagé de fouldre, liz Francfortius en son livre de simpathia et antipathia rerum » (26r°) ;
  • « Voy Jospehe, li.7, chap.7 et 8. de la guerre des Juifs, ou tout cecy est écrit » (6v°) ;
  • « Tu trouveras ceste histoire amplement descripte aux Croniques de Manience et aux annalles de Bruges » (10r°).

► Remarquons que, outre ces notes d'autorité, les marges contiennent des formules renvoyant directement aux illustrations figurant généralement en tête de chapitre, avec parfois les mêmes structures d'adresse au lecteur :

  • « Tu as le pourtroict au fueillet precedent » (14r°),
  • « Tu en as la figure au commencement de ce chapitre » (163v°).

Ces deux types d'annotation se retrouvent conjointement en regard de l'image clôturant la 25e histoire, rapportant des « Banquetz prodigieux ». De fait, notes d'autorité renvoyant aux sources extra-textuelles, ou formules renvoyant aux illustrations entrent dans un système d'annotations marginales unifié, assurant aussi bien la cohérence interne de l'œuvre que sa légitimité, faisant des images, de fait, des arguments d'autorité au même titre que les citations d'auteurs.


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