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Il est interdit de se pencher...  - 1986

pièce écrite pour le Théâtre de la Rampe.

Dans ce texte inédit dont nous avons consulté une version dactylographiée annotée par Pécout, les choix linguistiques sont comparables à ceux que nous avons décrits pour Fan de Chichou (1982) [Renvoi Consulter la fiche ] : présence du français - dans des registres très variés, du poétique au familier -, du francitan et de l'occitan. S'y ajoutent de nombreux mots d'anglais et un peu d'italien.

L'argument de la pièce reprend en la modernisant - notamment par la parodie - la structure des contes traditionnels. Le début met en scène une mère et ses trois fils, nés de pères différents : Jean, John et Joanòt. Ils partent en quête de la fille du Roi. Bien sûr, seul le plus jeune, Joanòt, arrivera au bout de la quête. Ce résumé simplificateur cache en fait une grande complexité dans le détail ; peut-être même nous apparaît-elle trop grande, mais on peut difficilement juger d'un texte de théâtre en occultant la mise en scène...

La lecture du document de travail consulté révèle un intérêt évident pour la scénographieQui apparaît aussi lorsque Pécout rend compte comme journaliste ou comme critique du travail théâtral des autres : voir par exemple ses analyses sur La Bête en Gévaudan de Claude Alranq (Connaissance du pays d'oc, numéro 54, 1982). Elle permet aussi de retrouver la patte de l'écrivain. Ce qui fait l'originalité de son écriture poétique se reconnaît au fil des pages, où la rêverie onirique contraste avec le burlesque. Il en ainsi de cette scène (tableau IV, page 24) qui met en présence Joanòt et la Magicienne, dans le cadre d’un jeu de miroirs (en occitan « Garri-babau »), comme Pécout aime à en évoquer dans ses œuvres :

Jeannot s’envole. Sur la scène obscurcie, un soleil-miroir envoie des reflets qui tournent.

CHANSON - L'ENVOL

JOANOT Bouge, bouge, bouge, tout bouge

MAGICIENNE La terre garde cette giclée de sang
elle est chemin de passage et souvenir d’enfant.

JOANOT Fais-moi danser la vieille, et que tourne le jour
Il y en a assez des paroles – je suis à l'âge de l’amour.

MAGICIENNE La bête se confond avec le gris des terrasses la terre devient peau à l’heure de la naissance.

JOANOT Ma mère avait ton air le jour où je suis parti
De la même manière vous mêlez la joie et la misère.
D'hier et d'aujourd'hui mon cœur bat la musique,
M’emportant loin d’ici dans le rythme qui bat.

MAGICIENNE Coupe, tranche, va-t-en seul et le souffle ouvert
pour te charger de feu dans le grand univers.
Bon voyage.

JOANOT J’apprends à ne craindre ni Dieu ni Diable
Pays emprisonné, le printemps est dans ta main
moi je ne serai le croyant ni de Dieu ni du Diable
si partir c’est mourir, je renaîtrai demain.

Joanòt s'envòla. Sus la scena escuresida, un solèu-mirau manda de rebats que viran.

CHANSON - L'ENVOL

JOANOT Bolega, bolega, bolega, tot bolega!

MAGICIENNE La terra garda aquela gisclada de sang
Es camin de passatge e sovenir d'enfant

JOANOT Fais-moi danser la vieille, et que tourne le jour
N'i a pron de paraulís- soi del temps de l'amor.

MAGICIENNE La bèstia se confond dins lo gris de la faissa,
la terra se fa pèl quand es ora de nàisser.

JOANOT Ma maire aviá ton er lo jorn que partiguère
D'un meme biais mesclatz la jòia e la misèria.
D'hier et d'aujourd'hui mon cœur bat la musique,
M'emportant luenh d'aicí dins lo ritme que pica.

MAGICIENNE Còpa, trenca, vai-te'n sol e l'alen dubert,
per te cargar de fuòc dins lo grand univers.
Bon viatge! (d'une voix forte)

JOANOT Aprene d'aver paur ni de Dieu ni de Diable
País empresonat, la Prima es dins ta man
ieu sarai lo cresent ni de Dieu ni de Diable
se partir es morir, renaisserai deman.

La pièce présente bien évidemment des motifs récurrents dans l'œuvre de Pécout : si les rites d'initiation et de passage lui sont ici bien dictés par la structure du conte, il y greffe son propre imaginaire et sa volonté de voir les deux côtés du miroir, si apparemment opposés, indissociables pourtant, dont on peut trouver une manifestation dans ces personnages-Janus : le roi / Diabolo, Ventora / la fille du roi...  Le motif du gouffre revient aussi de façon obsédante, gouffre-miroir où l'on se perd et où l'on se trouve :

DIABOLO
Celui qui voit son reflet
en se penchant sur le gouffre
découvre trop de secrets
qu'il descende s'il lui plaît
s'il descend je veux qu'il souffre.

Delà l'aiga #3 - Photo : Georges Souche Delà l'aiga #3 - Photo : Georges Souche

La fin de la pièce refuse la clôture chère au conte traditionnel. Joanòt a retrouvé sa belle après toutes ses épreuves, mais c'est le personnage du conteur qui aura le dernier mot sur scène, mêlant là aussi poésie et burlesque.

Un entretien avec l'écrivain nous a permis de recueillir quelques informations sur les conditions d'élaboration, de répétition et de représentation de la pièce : le texte définitif a été adopté après un gros travail d'improvisation sur les mots, la musique et la mise en scène. Roland Pécout se réfère à des influences d'Europe centrale pour l'écriture de cette pièce. Dans le théâtre d'Europe centrale, Gombrowicz par exemple, il est touché par la manière dont l'absurde et la dérision rendent compte de la déchirure poétique. Cet absurde n'est pas négatif, il est une façon d'entrer dans la vérité des choses.

1986-