L'occitan, une histoire

Le choc de la croisade

C'est un choc. Pas seulement parce que dans l'immédiat elle constitue pour une bonne partie des terres d'oc vingt ans de cataclysme, mais aussi parce que ses conséquences sur le long terme sont considérables : elle aboutit à une inversion complète des tropismes géopolitiques traditionnels de l'espace occitan. Jusque-là tourné vers l'Espagne et l'Italie, il est désormais rattaché à un centre septentrional. Et si en apparence seuls les domaines du comte de Toulouse sont affectés, en réalité une fois la monarchie capétienne installée sur la Méditerranée, le sort des deux versants occidental (Aquitaine) et oriental (Provence) est scellé à plus ou moins long terme. C'est véritablement le tournant de l'histoire des pays d'oc.

Pendant les premières années du XIIIe siècle, Innocent III cherche le pouvoir séculier qui assurera sous sa direction la répression de l'hérésie et de ses protecteurs en pays d'oc. Ce n'est pas si simple : consulté, le roi de France Philippe-Auguste a parfaitement compris la stratégie du Pape, et quand ce dernier lui annonce qu'après la croisade il pourra récupérer les terres du comte de Toulouse, le roi répond que c'est lui, et non le Pape, qui est seul habilité à décider qui sera comte de Toulouse à la place de Raimond VI. C'est donc seulement en 1209, et sans le roi, que la croisade commence. Elle comporte plusieurs phases.

La croisade des cisterciens. L'armée catholique qui descend le long du Rhône au printemps 1209 est composée de chevaliers venus d'un peu toute l'Europe : le roi de France a quand même autorisé - du bout des lèvres - ses propres vassaux à s'y engager. Mais c'est l'Église qui la commande, en la personne du Légat (représentant du pape) Arnaud Amalric, abbé de Cîteaux. La cible désignée est le comte de Toulouse, protecteur d'hérétiques.

Plutôt que s'engager dans une résistance armée sans espoir compte tenu de la disproportion des forces, Raimond VI tente un remarquable coup de bluff : il se rallie à la Croisade, affiche son repentir, promet de pourchasser les hérétiques, et se retrouve du coup protégé. Il ne lui reste plus qu'à regarder les croisés s'attaquer au vicomte Trencavel, qui ne s'est pas rallié, lui : entre le sac de Béziers (juillet 1209) et la capitulation de Carcassonne, suivie par la mort de Trencavel, le comte de Toulouse se retrouve débarrassé d'un encombrant personnage.

Mais qui sera vicomte à la place du vicomte ? Selon les usages féodaux, ce serait à son seigneur d'en décider : la famille Trencavel ayant évolué entre Toulouse et Barcelone au fil du XIIe, c'est Raimond VI ou Pierre II qui auraient dû procéder à son remplacement. Mais pour le Pape, adepte de la théocratie, c'est à l'Église de désigner le bon chrétien qui récupérera les terres du seigneur complice de l'hérésie, sans en référer à un quelconque pouvoir laïc. Le gagnant sera un excellent chevalier catholique, Simon de Montfort, à qui les cisterciens font toute confiance.

Carte des domaines toulousains en 1209InformationsInformations[1]

La croisade de Montfort. Devenu vicomte de Carcassonne, Béziers et Albi, Simon de Montfort entreprend de soumettre son nouveau domaine, non sans mal : les années 1210 et 1211 sont occupées par l'élimination des châtelains de l'arrière-pays et de leurs protégés cathares. Cela fait, Montfort et l'Église constatent que Raimond VI, malgré ses promesses de 1209, continue à laisser prospérer l'hérésie sur ses terres. La croisade peut donc reprendre, contre lui. Mais cette fois, les croisés trouvent en face d'eux le roi d'Aragon, allié depuis 1204 à son ancien adversaire, et peu disposé à laisser croître le pouvoir du nouveau venu Montfort. C'est la guerre, qui s'achève en septembre 1213 à Muret par la défaite et la mort de Pierre II d'Aragon, et la fuite de Raimond VI. Deux ans plus tard, le concile du Latran confère à Montfort le titre de comte de Toulouse, tandis que les seigneurs français qui l'ont accompagné récupèrent les domaines des vaincus, devenus « faidits », exilés.

La contre-attaque. À ce stade, Montfort peut se sentir le maître, au point de s'émanciper de la tutelle de cette Église qui a fait sa fortune, d'où conflit avec ses anciens amis, notamment Arnaud Amalric. Mais surtout, il se retrouve vite confronté au retour de Raimond VI et de son fils le jeune Raimond, qui entreprennent de reconquérir leurs domaines. En 1218, alors qu'il assiège Toulouse qui s'est révoltée contre lui, Montfort est tué. Les deux Raimond retrouvent donc leurs domaines, débarrassés au surplus des encombrants Trencavel comme de l'ombre de l'Aragon. Ni l'héritier de Montfort, son fils Amaury, ni l'Église ne semblent alors en mesure de résister à cette reconquête.

Grandes Chroniques de France, enluminées par Jean Fouquet, Tours, vers 1455-1460 : Siège d'Avignon en 1226 (sur la gauche) Mort de Louis VIII le Lion (au milieu) Couronnement de Louis IX (sur la droite)InformationsInformations[2]

La croisade du Capétien. C'est alors qu'intervient celui dont on n'avait plus entendu parler depuis son refus de diriger la croisade au service du pape, le roi de France. En 1224, de guerre lasse, Amaury lui a cédé ses droits sur l'héritage de Simon. Il ne reste plus au fils de Philippe-Auguste, Louis VIII, qu'à descendre son tour vers le sud en 1226 pour écraser la résistance d'un camp toulousain épuisé par des années d'une guerre à laquelle l'aristocratie occitane n'était de toute façon pas préparée militairement. En 1229, le traité de Meaux-Paris sanctionne la défaite définitive du comte de Toulouse, qui perd une bonne partie de ses domaines : le Nord de la Provence revient au Pape, et les anciennes terres des Trencavel sont rattachées directement au domaine royal. Raimond VII ne conserve que l'ouest, autour de Toulouse, mais il doit marier sa fille Jeanne à un frère du roi Louis IX, Alphonse.

La fin. Les années suivantes, Raimond VII peut bien tenter de reprendre l'initiative y compris par l'alliance - peu efficace - avec son cousin d'Angleterre, rien n'y fait. Quand il meurt en 1249, c'est son gendre Alphonse qui lui succède à la tête d'un comté dans lequel il résidera d'ailleurs fort peu. Tandis que le roi de France installe dans ses domaines à l'est sa propre administration, avec des sénéchaux directement venus du nord. C'est ainsi qu'il récupère à son profit les fruits d'une entreprise dont son père ne voulait pas, aux dépens non seulement du comte de Toulouse, mais aussi de l'Église, dont la Croisade n'aura servi qu'à accroître la puissance du Capétien.

Quelques années auparavant, en 1245, le dernier comte catalan de Provence, Raimond Berenger V, meurt sans héritier mâle. Son comté passe à l'époux bien choisi d'une de ses filles, un autre frère de Louis IX, Charles d'Anjou.

En quelques années donc, la carte géopolitique de la région a été profondément bouleversée. Une partie de l'aristocratie locale a été balayée, celle qui survit est soumise. Les grands protagonistes des conflits du XIIe siècle, Catalans de Barcelone et de Provence, Toulousains, Trencavels, ont disparu. L'Église, qui avait dirigé la croisade à ses débuts, a été ensuite marginalisée par ses soutiens laïcs, qu'il s'agisse de Montfort ou du roi de France. Et c'est ce dernier, débarrassé de l'encombrant Montfort, qui se retrouve en fin de compte le seul maître de contrées dans lesquelles au siècle précédent il n'avait rien à faire.

Et les hérétiques, au fait ? Les cathares qui ont échappé aux massacres des premières années, l'Inquisition se charge de leur cas à partir de 1231...

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