Gestions des plurilinguismes
Cours

Le laboratoire glottopolitique catalan : une normalisation annoncée

On l'a dit dans l'Introduction générale à cette Grande Leçon, la Catalogne n'est pas seulement, depuis le début des années quatre-vingt, la locomotive des reconquêtes sociolinguistiques pour les langues d'Espagne autres que le castillan (galego, euskara,...) : elle est devenue un modèle en matière glottopolitique au plan international. Dans sa confrontation de trois des entreprises contemporaines d'inversion d'une substitution linguistique, J.-A. Fishman (1993), tout en considérant que l'objectif d'une pleine normalisation sera plus long à atteindre que pour l'hébreu en Israël ou le français au Québec, salue la restauration en Catalogne du catalan comme langue de communication de plein exercice d'une société moderne, tant sur le plan fonctionnel que sur le plan symbolique, une restauration par ailleurs consensuelle (FISHMAN, 1993). Cette reconnaissance est partagée par la communauté scientifique des sociolinguistes qui prennent toute la mesure du chemin parcouru au Principat en deux décennies de normalisation linguistique.

Car en vingt ans, la Catalogne et sa capitale, Barcelone, ont vécu une authentique métamorphose sociolinguistique, particulièrement remarquable dans le paysage urbain. Malgré les détracteurs de tous poils (catalanistes radicaux tenants d'un monolinguisme rigide, nostalgiques de l'hégémonie du castillan...), la politique linguistique de la Communauté autonome de Catalogne a servi de référence institutionnelle, on l'a dit, aussi bien pour la Galice que pour le Pays Basque (même si les mises en œuvre et les résultats sont très différents) et de moteur, selon des modalités différentes, pour d'autres aires catalanophones .

Le caractère spectaculaire du phénomène, la prise en compte sérieuse (même si elle reste problématique) d'une situation complexe, car issue d'un long affrontement dont les stigmates ne sont pas effacés, et soumise à une dynamique sociolinguistique aujourd'hui atypique (le catalan étant certes une langue jusqu'alors dominée, mais une langue pourvue d'un incontestable prestige social dans la grande métropole urbaine qu'est Barcelone ; le castillan, certes grande langue de communication internationale, mais aussi langue d'une « immigration » castillanophone intra-étatique infériorisée en catalogne) et le constat que malgré les manifestes et autres interventions glottopolitiques de plus ou moins bonne foi ou les tentatives de dévoiement politicien, la reconquête en cours tient le bon cap : celui de la légitime utilisation par une communauté de sa "langue propre" (la langue nationale, pour de très nombreux usagers) justifient pleinement que le « laboratoire » catalan soit observé avec bienveillance.

En effet, pour les sociolinguistes attentifs aux situations de bi ou de plurilinguisme et à la mise en place de politiques linguistiques, la Catalogne, depuis plusieurs décennies et, bien sûr, depuis la création au sein de la Généralité (Generalitat) de Catalogne d'une Direction générale de Politique linguistique DGPL) , promue dans la dernière période Secrétariat de Politique linguistique, représente bien un authentique laboratoire. Tout d'abord parce que la sociolinguistique (et la sociolinguistique appliquée), on l'a dit, a su y être beaucoup plus qu'une science de l'Homme et de la Société. Comme l'ont souligné aussi bien Aracil que Badia, le travail scientifique des sociolinguistes catalans s'intégrait à un vaste mouvement historique, celui de la résistance collective des Catalans à l'assimilation linguistique et culturelle escomptée par le franquisme (ARACIL 1965, BADIA 1969 et 1977, NINYOLES 1969 et 1976, VALLVERDU 1970 et 1980, BOYER 1991).

Par ailleurs, l'une des caractéristiques majeures de la politique linguistique conduite par la Generalitat, au travers de sa normalisation linguistique, c'est d'avoir su programmer, d'une manière générale avec intelligence et efficacité, en recherchant systématiquement le consensus et donc le maintien de la « concorde » au sein de la société catalane (on pense à l'unanimité autour du vote de la Loi de Normalisation Linguistique en Catalunya de 1983), un rétablissement du catalan à la fois comme langue « propre » (principe de territorialité) tout en respectant le principe de personnalité au travers de la coofficialité des deux langues en présence.

Et il est important de souligner que la normalisation linguistique au Principat s'est développée selon les deux axes solidaires de tout « marché linguistique » : celui des usages et celui des représentations et en mettant tout en œuvre institutionnellement (de la part de la Généralité) pour que le dispositif (les structures appropriées) et les dispositions (législatives, réglementaires) soient à la hauteur du défi à relever, compte tenu de la situation héritée, largement défavorable à la langue catalane. On peut observer à cet égard que le dispositif de base (la DGPL et ses services) a été renforcé par la mise en place d'autres institutions et d'autres services susceptibles de toujours mieux articuler les objectifs du Gouvernement autonome et les réalités du terrain (de la commune, du quartier, de l'entreprise, du syndicat...).

Ainsi, la Catalogne offre un exemple particulièrement intéressant d'articulation entre une théorie sociolinguistique (élaborée en relation avec une résistance collective) et la réalisation officielle d'une politique linguistique (BOYER, 1987). Ainsi la notion de normalisation a été reprise très officiellement par le Gouvernement autonome comme objectif sociolinguistique. Certes, les institutions spécifiques créées pour mettre en œuvre la politique linguistique pas plus que la « Loi de normalisation... » votée par le Parlement catalan en 1983 ne garantissent l'avenir de la « langue propre de la Catalogne ». Cependant, on peut considérer, malgré encore une incontestable faiblesse de la présence du catalan dans les médias écrits et dans les productions cinématographiques, que la déstabilisation de la polarité diglossique héritée du franquisme est bien engagée : l'inversion de légitimité sur le marché linguistique a du reste produit tout au long d'un processus commencé au début des années quatre-vingts des réactions d'hostilité variées, mais toujours minoritaires.

En continuité avec la Constitution de 1978, le Statut d'Autonomie de la Catalogne (décembre 1979), qui rétablit définitivement l'institution séculaire de la Généralité dans ses pouvoirs législatifs et réglementaires (avec un Président, issu d'un Parlement autonome élu au suffrage universel, entouré de « Conseillers »), pose dès son article 3 * une identité linguistique : « La langue propre de la Catalogne est le catalan » ; c'est « la langue officielle de la Catalogne », « comme également le castillan, langue officielle dans tout l'État espagnol », dont « la Généralité garantira l'usage normal » . Et de fait, en 1980, une Direction Générale de Politique Linguistique était donc créée au sein du Département de la Culture et des Moyens de Communication, instance tout à fait originale aux compétences importantes (BOYER, 1982)

Rappelons-le : cette inscription d'une préoccupation sociolinguistique dans une loi organique de l'État espagnol comme le Statut d'Autonomie n'est pas le fruit du hasard. Elle est le fruit d'une lutte collective pour la subversion des rapports de force * culturels qu'ont su mener les Catalans, tout particulièrement sous le franquisme qui avait instauré un authentique « terrorisme linguistique » (KREMNITZ 1981 : 68 ; BENET 1979) est à cet égard édifiant.

On l'a compris, l'une des particularités de cette « lutte collective » est la part importante qu'y a prise, aux côtés des forces politiques, sociales et culturelles, l'école catalane de sociolinguistique. Celle-ci a produit en effet une réflexion théorique qui devait contribuer pratiquement à résister à l'acculturation, à promouvoir contre vents et marées l'emploi de la langue catalane et à préparer l'avènement de la politique linguistique actuelle.

Car pour la Sociolinguistique Catalane (SC), la normalisation n'est pas une utopie, mais un combat. Combat qui prend appui sur un certain nombre d'acquis historiques. Comme ceux de la Renaissance (la « Renaixença ») du XIXe siècle et de la « standardisation du catalan moderne » dans la première moitié du XXe siècle qui s'est concrétisée par la création de l'« Institut d'Études Catalanes » (1907) et la publication d'œuvres fondamentales pour la codification de la langue, dues au linguiste Pompeu Fabra : les Normes orthographiques (1913), la Grammaire normative (1918) et le Dictionnaire Général de la Langue Catalane (1932) (VALLVERDU 1981 : p. 55). Comme également deux moments importants d'autonomie politique, interrompus cependant par des coups d'État militaires : la « Mancomunitat » (1914-1925), et lors de l'avènement de la République, la « Generalitat » (1931-1939). Durant ces deux périodes, il y eut un grand renouveau culturel en Catalogne et le catalan récupéra le statut de langue officielle qu'il avait perdu au XVIIIe siècle (Vallverdu 1981). Il est clair que ces acquis n'ont jamais cessé de fonctionner positivement dans la mémoire et la conscience linguistique des Catalans. Et l'une des premières grandes manifestations culturelles de l'après-franquisme, le Congrès de Cultura Catalana (le Congrès de la Culture Catalane, qui regroupait au moment de la « transition » l'ensemble des organisations culturelles et sociales des pays de langue catalane), reprenant à son compte la réflexion de la SC, a placé au premier rang de ses préoccupations la question linguistique et a dénoncé la « diglossie » en vigueur sous un apparent bilinguisme sociétal étendu (mais qui n'est le fait que de la seule communauté catalanophone) en formulant, à propos du catalan, cette proposition * :

« En ce qui concerne la politique linguistique et les principes généraux qui doivent présider à sa mise en œuvre, on recommande l'adoption du principe de complète normalisation de la langue comme objectif primordial [...]. Les domaines d'emploi public de la langue qu'il est essentiel de reconquérir pour faire avancer le processus de normalisation sont : l'administration publique, les moyens de communication, l'enseignement et l'activité économique  » .

La recommandation ne restera pas lettre morte : quelques années plus tard, le gouvernement autonome de la Catalogne la reprendra à son compte et la fera entrer dans des textes officiels et une pratique institutionnelle.

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