Gestions des plurilinguismes
Cours

Une dynamique sociolinguistique en question

La « bataille de la langue » (PUJADAS, 1988) s'est donc institutionnalisée, lentement mais sûrement. Et la fin des années quatre-vingt et les années quatre-vingt-dix ont vu se consolider la politique linguistique de la Généralité, sur le plan du dispositif gestionnaire comme sur le plan législatif.

Désormais il s'est agi, après une période de récupération sociolinguistique, de faire du catalan la langue prioritaire de la Catalogne. Ainsi la nouvelle loi linguistique de 1998, dite de politique linguistique (alors qu'on se souvient que celle de 1983 s'intitulait : « Loi de normalisation linguistique en Catalogne ») précise bien les statuts respectifs des deux langues coofficielles de Catalogne, selon les deux principes reconnus en la matière (MACKEY, 1976) : le principe de territorialité qui consacre le catalan comme la « langue propre » de la Communauté autonome de Catalogne ; le principe de personnalité qui protège l'usager-citoyen est reconnu grâce à la coofficialité du castillan et du catalan. C'est ce qui apparaît clairement dans les énoncés des articles 2 et 3 du chapitre préliminaire :

« Article 2 »

« La langue propre »

« 1. La catalan est la langue propre de la Catalogne et elle la distingue en tant que peuple. »

« 2. Le catalan, en tant que langue propre, est : »

« a) La langue de toutes les institutions de la Catalogne, et en particulier de l'Administration locale, des corporations publiques, des entreprises et des services publics, des médias institutionnels, de l'enseignement et de la toponymie. »

« b) La langue employée préférentiellement par l'Administration de l'État en Catalogne de la manière que celle-ci définira, par les autres institutions et, en général, par les entreprises et organismes qui offrent des services au public. »

« 3. Ce que stipule l'alinéa 2 implique un engagement spécial des institutions à en promouvoir la connaissance et à en encourager l'usage parmi les citoyens et citoyennes, indépendamment du caractère officiel du catalan et du castillan. »

« Article 3 »

« Les langues officielles »

« 1. Le catalan est la langue officielle de la Catalogne, de même que le castillan. »

« 2. Le castillan et le catalan, en tant que langues officielles, peuvent être employés indistinctement par les citoyens et citoyennes dans toutes les activités privées ou publiques sans discrimination. Les actes juridiques dressés dans n'importe laquelle des deux langues officielles ont, en ce qui concerne la langue, pleine validité et efficacité. »

Une loi qui, pour les responsables de la DGPL, conforte l'identité nationale et consolide le modèle linguistique catalan. Elle n'a pas cependant été approuvée dans des circonstances aussi favorables que la Loi de 1983. Dès qu'il s'est agi, pour la coalition nationaliste au pouvoir : Convergencia i Unió (CiU) de réformer la Loi de 1983 en proposant un nouveau texte au Parlement de Catalogne, plusieurs positions se sont affrontées avec force, en 1997, au sein des principaux partis politiques catalans. Si CiU souhaitait une refonte du texte précédent, les socialistes du PSC n'envisageaient que de légères retouches, alors que le Parti Populaire voulait conserver pratiquement en l'état la loi de normalisation en vigueur. Des groupes de pression d'origine hispanophone (comme, par exemple, la FECAC : Fédération des Entités Andalouses en Catalogne) appuyaient vigoureusement cette option.

Le Parti Populaire (droite), mais pas seulement lui, était farouchement opposé à l' immersion linguistique * , pratiquée dans les écoles de Catalogne à la suite de décrets promulgués en mai et avril 1992. Cette politique d'immersion avait soulevé, lors de sa mise en œuvre effective en 1993 une polémique politico-éducative dans une partie de la société catalane, certains collectifs et personnalités lui reprochant d'être un mauvais coup porté à la présence du castillan en Catalogne.

On peut dire que la naissance du « Fòrum Babel » (1996) collectif de discussion très critique à l'égard de la politique de normalisation conduite par la Généralité est l'une des initiatives résultant de la forte polémique déclenchée en 1993. En 1997, le Parti Populaire proposait, comme alternative à l'immersion, de mettre en place un double réseau scolaire, avec le choix entre deux options pour les parents d'élèves : enseignement en catalan ou enseignement en castillan.

La crise importante née des positions antagonistes qui s'affrontaient au sein de la Commission parlementaire chargée de rédiger le texte le plus consensuel possible, n'a pas manqué de susciter un débat public, dont les médias se sont faits largement l'écho. En fait, oppositions et réserves ont pesé sur le processus de rédaction de la nouvelle loi, laquelle fut cependant adoptée par le Parlement à une très large majorité (88%) * et promulguée en janvier 1998 * .

Afin de montrer que l'opinion publique était en accord avec la majorité parlementaire qui avait adopté la loi, le Département de la Culture de la Généralité a commandé une enquête à l'occasion de son anniversaire par un Institut spécialisé (DYM). Cette enquête, qui devait permettre de connaître le jugement porté par la population de Catalogne sur la politique linguistique du Gouvernement autonome, a été réalisée à partir d'une population de 4 142 citoyens résidant en Catalogne et âgés de 15 ans et plus. Les résultats, dont la DGPL n'a pas manqué de souligner le caractère positif, sont cependant moins consensuels que ceux du vote parlementaire de décembre 1998. En effet, si 57,4 % de la population concernée (contre 14,8) approuvent globalement la politique linguistique de la Généralité (23,3 % n'approuvent ni ne désapprouvent), 46,4 % seulement (contre 12,6 %) jugent positivement la Loi de 1998 (23,7 % ne la considèrent ni positive ni négative). Et ce qui ressort de la réponse à la question sur l'évolution envisagée positivement des usages des deux langues (castillan-catalan) dans la communication publique (médiatique en particulier), c'est que l'égalité l'emporte (plus de 50 % dans tous les cas), même si la priorité donnée au catalan est souhaitée par 39 % des enquêtés en moyenne (DIRECCIO GENERAL DE POLITICA LINGÜISTICA 1999).

C'est dire que le volontarisme glottopolitique proclamé des dirigeants en faveur du catalan et le soutien que lui apporte une majorité de parlementaires ne se retrouve pas selon les mêmes proportions dans la société civile, même si les chiffres n'ont rien d'alarmant dans l'immédiat... Ils rappellent cependant opportunément que la prudence qui avait prévalu au début des années quatre-vingt en la matière (et dénoncée à l'époque par certains comme faiblesse) était sûrement dictée par la prise en compte lucide du fait que la société catalane avait accueilli surtout durant la deuxième moitié du XXe siècle une forte « immigration » en provenance de zones hispanophones de l'État espagnol et que le bilinguisme (partiellement) diglossique (VALLVERDU) en vigueur était complexe et n'obéissait pas au schéma traditionnel en la matière : la langue de la Communauté, langue longtemps dominée par celle de l'État avait toujours été et demeurait la langue de la bourgeoisie donc la langue de prestige (du moins social), bien que pratiquement absente durant le franquisme de l'écrit social et de la communication médiatique.

Et même si aujourd'hui il y a persistance évidente de fonctionnements diglossiques, au sein de l'écrit médiatique tout particulièrement (BOYER et MARINCIC, 1998), que la loi de 1998 vise précisément à éliminer, vingt ans de politique linguistique ont redonné au catalan pratiquement toutes les prérogatives d'une langue de plein exercice, et même, dans certains domaines comme la politique, l'exclusivité linguistique. Et cette évolution ne fait que se confirmer au fil des ans comme l'indiquent les chiffres du tableau ci-dessous, tableau qui permet d'observer les avancées dues à la politique institutionnelle de normalisation (d'aménagement sociolinguistique). En particulier, apparaît ici clairement l'impact de la scolarisation en catalan (Cl les colonnes 2003) et également, mais dans une moindre mesure, celui de la formation en catalan en direction des adultes. C'est particulièrement évident pour la capacité d'écrire en catalan.

Évolution de la connaissance du catalan sur 15 ans de politique linguistique
Évolution de la connaissance du catalan sur 15 ans de politique linguistique
Remarque

Sources utilisées pour la confection de ce tableau :

*) Recensements de la population (1986 et 1991). Voir : M. Reichach, coord., (1997), El coneixament del català, Barcelona, Generalitat de Catalunya, Departament de Cultura

**) Generalitat de Catalunya , EULC 2003 (Statistique des usages linguistiques en Catalogne 2003)

Le succès indiscutable d'une politique linguistique de normalisation vigoureuse, que la Loi de 1998 vise à amplifier, est dû en grande partie, outre aux aspirations bien réelles de la communauté catalanophone en la matière, aspirations longtemps bafouées, au montage socio-politique et technique de cette normalisation (saluée, on l'a dit, par de nombreux spécialistes) : la mise en synergie efficace d'un cadre administratif diversifié et de structures spécialisées. Ce montage n'a fait que s'affirmer au cours des deux dernières décennies du XXe siècle pour parvenir à un édifice complexe, mais cohérent, qui est un authentique maillage sociolinguistique et glottopolitique de la Communauté Autonome de Catalogne. Nous proposons, ci-après une figuration de ce dispositif hiérarchisé, dans lequel rien n'est laissé à l'improvisation : au côté de structures dépendant directement du gouvernement autonome ont été créées des structures mixtes comme, en 1991, le Conseil Social de la Langue Catalane, présidé par le Président de la Généralité et composé de représentants des administrations concernées, mais aussi du domaine socio-économique et du domaine socioculturel ou encore du domaine des médias, ainsi que d'un certain nombre de personnalités qualifiées, dont « l'objectif est de dynamiser le processus de normalisation linguistique et d'en suivre l'évolution, surtout en référence au Plan Général de Normalisation linguistique » (RENIU 1991 : 191 ; voir également Pla general de Normalització lingüística, 1995). Ce Plan approuvé en mars 1995 par le Gouvernement de la Généralité vise la réalisation des objectifs de pleine normalisation linguistique dans tous les secteurs et institutions de la Communauté autonome. Une autre structure, de coordination celle-là, le Consortium pour la Normalisation Linguistique (créé en 1989 par la Généralité et 19 Municipalités), structure unitaire et décentralisée, fédère un réseau territorial de vingt-deux Centres de Normalisation Linguistique, qui au plus près des besoins de la population, répondent à des consultations concernant la langue catalane, participent à la promotion de son usage social, créent et diffusent du matériel de formation en fonction d'un contexte et de demandes spécifiques, et proposent des enseignements du catalan aux adultes...

LE DISPOSITIF DE NORMALISATION LINGUISTIQUE DE LA COMMUNAUTÉ AUTONOME DE CATALOGNE
LE DISPOSITIF DE NORMALISATION LINGUISTIQUE DE LA COMMUNAUTÉ AUTONOME DE CATALOGNE

Dispositif exemplaire donc. Et forcément coûteux, même si le souci de la rentabilité maximale est permanent chez les acteurs concernés. L'organisation glottopolitique dont il vient d'être question intègre (ou cherche à intégrer) tous les secteurs de la société catalane : ce faisant il institutionnalise (il « fonctionnarise » même, pourrait-on dire) l'entreprise de normalisation, au risque d'anesthésier partiellement la société civile dans sa fibre catalaniste : on voit bien du reste que les manifestations militantes de soutien à la normalisation linguistique ne sont souvent que des réactions à des manifestations d'hostilité à cette normalisation. Il y a là peut-être l'une des limites d'une politique linguistique essentiellement officielle. Cet état des choses sociolinguistiques n'est sûrement pas étranger à une certaine instrumentalisation de la question linguistique opérée par les partis nationalistes (Convergència Democrática de Catalunya, Unió Democrátíca de Catalunya, Esquerra Republicana...)... et les autres. Le catalan comme langue nationale (donc prioritaire) et la reconquête de tous ses usages sociaux face au castillan sur le territoire national catalan sont aujourd'hui des revendications du nationalisme catalan, un nationalisme du reste partagé entre une composante modérée et une composante plus dure, ouvertement indépendantiste (assez minoritaire jusqu'à présent).

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