Gestions des plurilinguismes
Cours

Les discours instituants

Les discours instituants sont portés par une institution (une structure politique, sociale comme une université, une administration...). Cela signifie que le sujet d'où émane ce discours parle au nom de cette institution : il en épouse la fonction, l'éthique... Ils sont instituants et pas seulement institutionnels, car ils ont une portée performative : faire advenir à une certaine réalité sociale ce qu'ils énoncent.

  • Les discours des linguistes : l'institution d'une langue commune

En Roumanie le choix a été fait de diffuser dans les écoles le standard international mis au point par l'Union Romani Internationale, organisation politique des Roms paneuropéenne qui s'est peu à peu constituée à partir des années 70. Ce choix constitue une position originale face aux autres pays comme la République tchèque ou la Macédoine qui ont fait le choix d'enseigner une des variantes locales.

Le standard romani repose sur l'idée qu'il existe au-delà des divergences phonétiques et lexicales des différents parlers tsiganes une langue unique, qui serait proche de celle de l'origine indienne avant que la diaspora ne diversifie les parlers. La « standardisation » repose donc sur la recherche de formes dénominateurs aux différents parlers tsiganes : celles-ci sont dégagées à partir d'études phonétiques, phonologiques et morphologiques du lexème dans l'ensemble des différentes réalisations et correspondent souvent à une forme diachroniquement antérieure.

Quant à la question de l'écriture, une fois la forme dénominateur établie, les linguistes recherchent un code graphique qui en rende compte et énoncent un jeu de règles de lecture permettant la prononciation dans chacune des variantes. Le locuteur rom assimile uniquement les règles de lecture effectives dans sa propre variante, tous écrivant alors à peu près de la même manière et chacun lisant à sa façon. Il s'agit donc d'une graphie polylectale qui note les traits pertinents et communs aux divers parlers et néglige les traits purement réalisatoires porteurs de divergences. Ainsi, l'intercompréhension existant théoriquement au niveau des échanges oraux est maintenue à l'écrit.

En ce qui concerne l'élaboration des nouvelles terminologies, il manque à la langue romani une large part de la terminologie moderne européenne. Il a donc été proposé de remplacer les emprunts par des mots anciens oubliés (mots hindis utilisant la forme phonologique et morphologique romani), mais cette solution s'est avérée fort compliquée. Les linguistes ont donc privilégié les mots internationaux, en particulier pour le vocabulaire moderne et technique, utilisés selon la phonologie et la morphologie du romani. Par ailleurs, nombre de suffixes ont été revivifiés afin d'élargir le lexique.

ConseilÀ lire
  • À lire : COURTHIADE M. (1990), « Les voies de l'émergence du romani commun » in Revue d'Études Tsiganes, n° 3/90

  • Point de vue critique : Hübschmannova et Neustupny reconnaissent l'utilité d'une standardisation notamment dans le domaine lexical pour la presse, l'école et les conférences internationales, mais ils préconisent pour la République tchèque non pas l'enseignement du standard, mais l'enseignement de stratégies d'intercompréhension entre les différentes variantes. HÜBSCHMANNOVA M., NEUSTUPNY JV. (1995) „The Slovak and Czech Dialect of Romani and its Standardization”, in GUSTAVSON (ed) Minority Languages In Central Europe

  • Les discours politiques : institution d'un nom

Après la Seconde Guerre mondiale et surtout après 89, les organisations politiques roms ont milité pour faire disparaître le terme « tsigane » jugé stigmatisant. À la place, ils revendiquent le nom de « Rom ».

« Tsigane » est le terme venu d'Europe centrale et orientale, il a été décliné dans les diverses langues (« Țigan » en roumain, « Zigeuner » en allemand, « Zingari » en italien...) pour désigner des groupes variés en Europe. Cette désignation générique n'a à l'origine pas de connotations négatives. Elle est doublée de tout un système de nominations extrêmement complexes et variables correspondant à la façon dont chaque groupe se définit de façon interne. En Roumanie, les nominations internes correspondent souvent à un métier traditionnel qu'exerçait le groupe : argintari (ceux qui travaillent l'argent), florari (les fleurs), les căldărari (travail du cuivre), les ursari (promeneur d'ours), les lăutari (musiciens)... À cela s'ajoute, des nominations localement situées remplissant des fonctions diverses en fonction des contextes sociohistoriques : les vătraşi sont en Roumanie les Roms assimilés depuis longtemps. C'est ce qu'on peut voir aussi en France avec les termes de « Romanichels », « Bohémiens »...

Aujourd'hui en Roumanie, le terme « tsigane » est couramment employé de façon exogène ou endogène sans connotation négative. Toutefois il peut être aussi employé dans un sens négatif, insultant. En roumain des termes comme « țigănie » (= qu'on pourrait traduite par « la tsiganie ») qui désignait à l'origine le quartier tsigane ou le campement a pris le sens d'actes ou de paroles condamnables, de désordre, de scandale, etc.

C'est justement pour lutter contre ces effets de sens négatifs du terme « tsigane » que les leaders roms l'ont rejeté. Il lui reproche d'être une nomination sociale qui désigne l'ensemble des personnes perçues comme marginales et confond de façon pernicieuse des groupes qui ne partagent pas de liens ethnoculturels et linguistiques. À la place, il revendique donc le terme « rom » qui vient du romani. En romani, le lexique même réalise une différence entre l'intérieur et l'extérieur du groupe : rom/romni (un homme/une femme rom) ; gajo, gaji * (un homme/une femme non rom) ; ćhavo/ćhaj (un garçon/une fillette rom) ; raklo/rakli (un garçon/une fillette non rom). Ce faisant, les mouvements de revendication rom illégitime la multiplicité des nominations existantes pour les Roms, qu'elles soient exogènes ou endogènes. L'objectif poursuivi est de tracer un lien univoque entre un signifiant – le nom Rom - et un signifié : un groupe clairement défini par des critères ethnolinguistiques, un peuple homogène.

  • Les manuels scolaires : institution d'un peuple homogène

* Discours historique

Écrire une histoire des Roms suppose une rupture dans la tradition de transmission orale des histoires familiales diverses et éparses qui prévalait jusqu'à présent. Ainsi l'histoire des Roms telle qu'elle est écrite aujourd'hui se calque sur le modèle d'une histoire nationale : il s'agit d'ordonner le matériau historique hétérogène à partir d'un point originel identifiable, sorte de certificat de naissance du peuple à partir duquel l'histoire peut se dérouler selon une trame unique et linéaire, celle de l'unité et de la permanence dudit peuple.

Manuel d'histoire et de civilisation
Manuel d'histoire et de civilisation

Le manuel scolaire utilisé en Roumanie Istoria şi tradiţiile minorităţii rromani fait donc le choix de mettre l'accent sur ce qui fait l'unité des Roms à partir de leur origine commune indienne.

Après le récit des origines, le manuel suit un cheminement linéaire qui nous amène d'abord aux structures sociales de l'Inde médiévale. Notons alors que les élèves roms se trouvent invités à s'approprier une histoire qui jusqu'à présent été perçue comme totalement extérieure.

L'origine indienne
L'origine indienne
Diaspora
Diaspora

Le récit se poursuit par un chapitre consacré aux différentes migrations à travers l'Europe, l'Asie et l'Afrique du Nord pour se focaliser sur la présence des Roms en Roumanie.

Cette histoire des Roms de Roumanie est retracée au travers de grandes périodes : l'esclavage, l'émancipation de l'entre-deux guerre, la déportation pendant la Seconde Guerre mondiale , la période communiste et l'après 89. L'esclavage et la déportation sont des faits en général totalement méconnus des Roms eux-mêmes et des Roumains. C'est notamment au travers de cette redécouverte d'un passé difficile que les mouvements roms fondent leurs revendications.

Esclavagisme
Esclavagisme
Déportation
Déportation

* Discours anthropologiques

Le manuel d'histoire est aussi un manuel de civilisation. Un chapitre est consacré à « un modèle culturel des Roms : le rromanipen » (« un model cultural al rromilor – rromanipen-ul »), ce modèle reconstitue une tradition rom à partir de pratiques culturelles toujours en cours dans certaines communautés. Un ensemble de traditions y est donc présenté : les valeurs de pur et d'impur qui organisent la vie, les rituels de mariage, les rituels liés à la naissance et aux enfants [lien vers 2 images : Rituels de naissance et Rituel de naissance suite], l'exercice de la justice et de l'autorité. Le manuel aménage donc une redécouverte de ce que seraient les traditions roms : cela n'est pas sans poser la question de la validité de ce modèle pour tous les groupes roms et de la possibilité pour des élèves roms de se reconnaître dans ce modèle qui valorise la tradition et fait de la modernité un processus d'altération.

Rituel de naissance
Rituel de naissance
Rituel de naissance
Rituel de naissance

De même, les manuels de langue développent en grande majorité des représentations traditionnelles des personnages : la femme rom est représentée avec des jupes longues et des tresses, l'homme rom avec un grand chapeau et une moustache.

Les habits traditionnels
Les habits traditionnels
Les métiers
Les métiers

On trouve alors une représentation clivée entre la tradition et la modernité. Par exemple, dans le manuel pour la classe I, les professions sont réparties entre professions traditionnelles (musicien, fleuriste, forgeron, les fabricants de chaudrons, les fabricants de paniers...) et les professions modernes (infirmier, couturier, professeur, maçon).

De même dans la représentation de la famille, on oppose la famille traditionnelle de la campagne et la famille moderne de la ville. La représentation de la diversité des Roms est ici réduite à l'opposition figée d'un univers moderne et d'un univers traditionnel.

Famille traditionnelle
Famille traditionnelle
Famille moderne
Famille moderne
Festival de danses et musique roms de l'école de Maguri
Festival de danses et musique roms de l'école de Maguri

Dans cette perspective de redécouverte de la tradition, l'école de Maguri (Région du Banat) organise chaque année son festival de danses et musiques roms.

Il faut aussi noter que les manuels scolaires reprennent les symboles nationaux de l'Union romani internationale comme l'hymne national et le jour international des Roms.

Les symboles de l'union romani international
Les symboles de l'union romani international
Dénationalisation
Dénationalisation

La manuel pour la classe I offre une image qui problématise cette reconstruction unifiante de l'histoire et les traditions roms. À la page 60, une image représente une salle de classe ; sur le bureau, deux drapeaux sont posés, l'un de la Roumanie, l'autre de l'Union romani internationale. Au tableau, un élève montre la carte de la Roumanie tandis qu'un autre, la peau mate avec des tresses, montre une carte de l'Inde. On comprend alors que chaque élève de la classe montre d'où il vient comme si la petite fille rom ne venait pas de Roumanie. La construction d'un peuple venu d'Inde avec ses propres traditions conduit à penser les Roms de Roumanie non plus comme des Roumains, mais comme un peuple à part : c'est ce que l'historienne Henriette Asséo décrit par le terme de « dénationalisation » qui n'est pas sans poser de grands problèmes. (cf Entretien H. Asséo).

Les discours des sujets (page suivante)Introduction (page Précédente)
AccueilImprimerRéalisé avec SCENARI