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Bibliothèques privées

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La bibliothèque de Richard de Fournival

La bibliothèque de Richard de Fournival, poète et érudit français du début du XIIIe siècle, a fait couler beaucoup d'encre. S'il est bien connu des historiens de la poésie française du Moyen Âge pour son œuvre, la cause principale de sa renommée tient à l'élaboration, vers 1250, de sa Biblionomia, où l'auteur, après une brève introduction, offre une description détaillée de 162 manuscrits contenant surtout des textes de philosophie, de mathématiques, d'astronomie et de médecine ; ensuite sont énumérés en bloc d'autres manuscrits, pour la plupart de droit et de théologie. Cette liste nous signale, en passant, l'existence de travaux scientifiques qui, comme bien d'autres avant et après eux, ont été perdus. Fournival nous transmet également les noms d'auteurs de différentes œuvres qui circulaient comme anonymes dans la littérature médiévale. En dehors de cet intérêt purement centré sur l'histoire des textes, la Biblionomia apparaît comme le catalogue d'une bibliothèque. Et son introduction nous renseigne sur les projets de Richard de Fournival dans sa ville d'Amiens : il écrit en effet qu'un de ses concitoyens, versé en mathématiques et en astrologie et désireux de rehausser l'importance de sa ville, a fondé une bibliothèque à l'usage des jeunes soucieux de s'instruire. En fait, ce concitoyen n'est autre que lui-même, et le lieu présentait tous les caractères d'une bibliothèque publique, ouverte à tous ceux qui, surtout parmi les jeunes, désiraient s'instruire : la description très détaillée des manuscrits n'était pas nécessaire au propriétaire de la bibliothèque qui certainement connaissait parfaitement sa collection et n'avait nul besoin d'un catalogue, mais elle était en soi une « clef » pour un hôte venant consulter un ouvrage dont il avait besoin. Pour l'édification de ses concitoyens, il montre donc toute la littérature et la sagesse du monde déployées dans une structure où chaque branche du savoir a sa place à elle : il s'agit d'une bibliothèque où les volumes sont disposés sur des pupitres selon le sujet traité. Cette Biblionomia méthodique est donc le catalogue même de la collection que Fournival avait réunie avec passion : elle compte quelque trois cents ouvrages et, par son importance et sa diversité, elle peut rivaliser avec les bibliothèques monastiques et capitulaires. Elle contient des textes classiques précieux dont les plus remarquables sont trois œuvres poétiques : celles de Tibulle, de Properce et les Tragédies de Sénèque.

En dépit de son caractère public, sa bibliothèque n'a pas cessé d'être la propriété privée de Fournival et le fait que, après sa mort (vers 1260), elle soit passée aux mains de Gérard d'Abbeville en témoigne. Ce dernier, archidiacre du chapitre à Amiens, acquiert par voie d'héritage ce fonds qui comptait en réalité quelque trois cents titres, fait venir les manuscrits à Paris et dépose une partie d'entre eux, dont les manuscrits de médecine et probablement aussi beaucoup de textes philosophiques, auprès du Collège de la Sorbonne, fondé vers 1257 par son ami Robert de Sorbon. Après sa mort en 1271 (ou 1272) et selon ses dernières volontés, la bibliothèque de Fournival, avec le fonds d'Abbeville, est confiée à la Sorbonne.

Cet épilogue couronne l'idée maîtresse du bibliophile Fournival, à savoir la fondation de la première bibliothèque publique. On ne peut douter que c'est l'important legs de Gérard d'Abbeville qui a permis à la bibliothèque de la Sorbonne d'avoir une base sûre et large.

Au Moyen Âge, les aristocrates laïcs partagent donc avec les rois le goût des livres. Il est souvent difficile de connaître le contenu de leur bibliothèque, mais on sait que le gendre de Charlemagne, Angilbert, a légué deux cents volumes à son abbaye de Saint-Riquier. De même le testament d'Eberhard, gendre de Louis le Pieux, et celui d'Eccard, comte de Mâcon, donnent une idée de l'importance de la bibliothèque des grands : il s'agit d'ouvrages bibliques et liturgiques pour la chapelle, mais aussi d'œuvres exégétiques, d'œuvres de morale, de vies de saints, de livres d'histoire, de médecine, d'agriculture, d'art militaire et de droit, bref tout ce qui devait constituer à l'époque la bibliothèque de l'honnête homme.

À la Renaissance, deux exemples illustrent la bibliophilie de notables : il s'agit des provinciaux comme Roger Benoiton ou les Pithou.

 

La bibliothèque de Benoiton

Notaire-secrétaire du roi, mais avant tout chanoine et notable régional, profondément enraciné dans une province - l'Auvergne -, Benoiton doit sa fortune à Martin Gouge de Charpaignes (mort en 1444), pasteur désinvolte mais homme politique influent, qui apparaît aussi comme un amateur passionné de littérature classique et était en relation avec le milieu des humanistes parisiens. C'est sans doute à son contact que notre chanoine prend pour les belles-lettres un goût qui n'a pu que se fortifier au moment où, entré dans le corps des notaires secrétaires du roi, en 1440, il y côtoie des hommes comme Dreux ou Jean Budé.

Le nombre des volumes assemblés au cours des ans approche 270 : c'est l'équivalent de la bibliothèque de Charles d'Orléans (mort en 1465), et deux fois la bibliothèque du roi René (mort en 1481). C'est aussi la plus importante collection ecclésiastique française (privée) connue de la seconde moitié du XVe siècle, si on excepte, dans un univers culturel différent, pénétré par les influences flamandes, celle du chanoine de Saint-Omer, Jacques de Houchin (mort en 1480).

Divisé en huit sections - grammaire, logique, philosophie, rhétorique et poésie, médecine, droit civil, droit canon, théologie -, elles-mêmes suivies de trois blocs thématiques dépourvus d'étiquette, mais nettement distincts - livres liturgiques, documents et livres de chancellerie, textes littéraires en langue vernaculaire - entre lesquels ont été ventilés des volumes dont le contenu ne s'accordait pas au cadre précédemment délimité, le catalogue de Roger Benoiton reflète une typologie du savoir héritée de la division des disciplines universitaires. S'il présente quelque originalité par rapport à des documents comparables émanant de particuliers - fort rares au demeurant -, c'est autant, semble-t-il, par la prise en compte d'une catégorie spécifique « logique » que par l'absence d'une catégorie « histoire », qui serait restée vide. Ce n'est pas que l'histoire soit absente des préoccupations de Benoiton, simplement elle n'est pas retenue comme catégorie parce que ce chanoine est profondément tributaire d'une formation « scolaire » et classique et qu'il ressent encore cette discipline comme une partie de la rhétorique et de la poésie. L'étude du catalogue permet donc de faire apparaître les intérêts intellectuels de Benoiton et leur évolution. À l'évidence, la bibliothèque de Roger Benoiton n'est pas celle d'un homme de cabinet : c'est celle d'un homme d'action ou plutôt, s'agissant d'un homme d'Église, d'un adepte de la vie active, dont les livres ont pu nourri la réflexion et guider l'action.

 

La bibliothèque des Pithou

Relater l'histoire de la bibliothèque des Pithou, c'est évoquer les relations affectueuses avec les frères, Pierre, François et Nicolas (Nicole), comme avec les érudits, leurs familiers, Jacques-Auguste de Thou ou Pierre Dupuy. Le fondateur de cette lignée d'humanistes, Pierre Ier Pithou (1497-1554) descendait d'une famille de Basse-Normandie. Bien que ni l'époque ni l'environnement ne lui aient été favorables, Pierre Ier Pithou s'emploie à recueillir des manuscrits de l'Antiquité que Pierre II prend soin d'éditer, et il collectionne aussi les anciennes inscriptions. En même temps qu'il élève ses huit enfants dans le goût de l'Antiquité grecque et latine, Pierre Ier Pithou les entraîne dans la Réforme, à laquelle restent fidèles ses fils aînés Jean et Nicole ainsi que ses filles et leurs maris, tandis que Pierre II et François reviennent au catholicisme respectivement en 1573 et 1576. La bibliothèque du père est sauvegardée pendant les troubles des guerres civiles grâce aux deux aînés, Jean et Nicole. L'aîné Jean hérite des livres qu'il lègue ensuite en 1602 à François.

Pierre II Pithou (1539-1596) est obligé de fuir la France à cause des persécutions, avant de rentrer à Paris en 1570, grâce à l'édit de pacification de Saint-Germain, et d'y fréquenter ses amis humanistes qui se communiquent mutuellement livres et renseignements. Il s'applique toute sa vie à l'édition de manuscrits anciens et cherche donc à en recueillir les plus nombreux et les plus authentiques possibles. Il édite ainsi les écrivains de l'Antiquité latine. Fidèle au roi Henri IV comme il l'avait été à Henri III, il participe en 1594 à la rédaction de la Satire Ménippée, en compagnie de son ancien condisciple troyen, Jean Passerat.

François Pithou (1543-1621) suit un parcours assez semblable à celui de son frère, son aîné de quatre ans, avec lequel il reste très lié. Il vit en exil plus longtemps que Pierre, nouant des relations en Suisse et en Allemagne. Il y visitait bien sûr les bibliothèques. Après sa conversion au catholicisme, il est reçu comme avocat au Parlement de Paris en 1580. Si François s'intéresse surtout aux questions juridiques, à la différence de son frère il publie peu. Co-héritier, avec Jacques-Auguste de Thou, de la bibliothèque de son frère Pierre en 1596, il va fonder par testament un collège à Troyes en lui léguant, en plus, sa propre bibliothèque.

Folio 32 du manuscrit H 125
Bibliothèque Universitaire de Médecine, Montpellier
IRHT-BIU de Montpellier

Les Pithou avaient du flair pour trouver les bons livres, puisque les manuscrits qu'ils avaient découverts sont encore cités comme références dans les éditions savantes, ainsi du célèbre Montepessulanus 125 du IXe siècle (= Montpellier H 125), plus connu sous le nom de Pithoaenus, qui, trouvé par François et édité par Pierre, offre les Satires de Perse et Juvénal.

Les deux frères ont été sans cesse à l'affût des livres, qu'ils soient manuscrits ou imprimés. Les Pithou ont trouvé des facilités d'acquisition à Troyes, parmi les amateurs de livres que comptait dès la fin du XVe siècle la riche bourgeoisie marchande, mais pas seulement.

En 1630, après diverses soustractions (déjà, les bibliothèques des Pithou avaient subi les désagréments des guerres civiles : au moment de la Saint-Barthélémy en 1572, la collection de Pierre Pithou est pillée à Paris, et des livres ont été perdus, que François Pithou avait prêtés à un pasteur étudiant le grec et l'hébreu), le collège de Troyes possédait encore environ cent cinquante manuscrits. Il ferme ses portes en 1792 ; ses livres sont entreposés dans l'abbaye de Saint-Loup à Troyes, et réunis à ceux que la Révolution avait confisqués. Le bibliothécaire reçoit en 1804 un envoyé spécial, Simon Chardon de La Rochette, chargé de regrouper à Paris les meilleurs éléments des fonds confisqués en France. Le docteur Gabriel Prunelle, qui l'accompagnait, bibliothécaire de l'École de médecine de Montpellier, choisit de beaux manuscrits provenant, entre autres, des Pithou et les emporte à la bibliothèque de l'École de médecine de Montpellier, où ils se trouvent toujours, malgré quelques pertes.

Au total, les manuscrits provenant des Pithou se comptent par centaines. Ils se trouvent aujourd'hui principalement à Paris, à Troyes et à Montpellier. Une soixantaine de livres également, par suite soit de dons, soit de ventes ou de détournements, ont été dispersés, depuis l'époque des Pithou dont ils portent la signature et les annotations, et se trouvent de nos jours dans différentes bibliothèques du monde, voire dans des collections privées.


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