L'occitan, une histoire

Le temps des calamités

Le XIVe et le XVe siècles sont effectivement un très mauvais moment à passer pour l'ensemble de l'Occident, et pour les Occitans aussi, du même coup. Se conjuguent alors plusieurs calamités qui en constituent toutes ensemble une très désastreuse. La nature s'en mêle, mais aussi la maladie, la guerre, le malaise religieux. Bref, tout va mal.

Tout allait si bien pourtant, si on laisse de côté bien sûr les guerres et les croisades - mais elles ne touchent jamais l'ensemble de la population en même temps. À la faveur de longues décennies d'adoucissement du climat, l'agriculture, base de la vie économique et de la vie tout court, avait pu progresser, permettant du même coup une croissance importante de la population, et un certain enrichissement dont témoignent l'essor des villes, le redémarrage du commerce, une indéniable renaissance culturelle et artistique, depuis le XIe siècle en gros.

Mais aux débuts du XIVe siècle, la conjoncture s'inverse : le climat se détériore, ce qui joue sur la production agricole. Bientôt cette production ne suffit plus à satisfaire les besoins d'une population qui a continué à augmenter. Les chroniques du temps enregistrent donc à la fois des accidents climatiques (phases de grands froids alternant avec des périodes de sécheresse, ou d'inondations violentes), et des disettes, puis de véritables famines qui frappent les diverses régions d'Europe.

C'est donc à des organismes déjà fragilisés que s'attaque la peste noire, venue d'Orient en 1348, qui va éliminer, selon certaines estimations, pas loin du tiers de la population européenne. Un seul exemple : à Montpellier cette année-là, sur les douze consuls, la mortaudat en élimine neuf, plus un de ceux appelés à remplacer les défunts...

La peste reviendra assez régulièrement par la suite, avec toujours les mêmes effets sur une population qui ne sait comment se prémunir de la contagion.

Arnold Böcklin : Die PestInformationsInformations[1]

Et puis il y a la guerre, celle qui oppose le roi d'Angleterre à son cousin de France, à la fois sur la question de qui est le plus légitime héritier du lignage capétien, et surtout sur la vieille anomalie déjà signalée d'un porteur de couronne qui se trouve en même temps vassal du roi de France pour ses possessions continentales, et ne l'a jamais vraiment accepté. Bien sûr, les grandes batailles emblématiques de cette guerre de Cent ans (Crécy, Poitiers, Orléans, Azincourt...) se passent loin des pays d'oc, sauf en 1355 quand un raid du Prince Noir, fils du roi d'Angleterre, traverse le Languedoc depuis le Toulousain jusqu à Narbonne. Le vrai péril pour les Occitans - quel que soit d'ailleurs le souverain auquel ils sont soumis - c'est les routiers.

Ce sont des troupes de mercenaires qui vendent leurs services à qui les paye, sans s'interdire de changer de camp si cela en vaut la peine. Mais ils sont peut-être encore plus dangereux quand on ne les paye pas, au cours notamment de ces trêves qui scandent la longue période de guerres qui ne se termine qu'au milieu du XVe siècle. Parce qu'à ce moment, comme il faut bien qu'ils vivent, ils n'ont d'autre recours que de mener campagne pour leur propre compte, pillant les villages et les bourgs mal protégés, ou les occupant pour ne les libérer que contre rançon. Dans ces moments, ils se soucient peu des frontières, et cherchent leur profit aussi bien côté « anglais » en Aquitaine, que « français » plus à l'est, voire en Provence. Le pouvoir peut certes les amener à se battre entre eux, obtenir du pape qu'il les excommunie, voire s'en débarrasser en les invitant à aller participer en 1365 à une guerre civile en Castille, leurs ravages n'en sont pas moins considérables.

Face à tant de calamités, le climat social se dégrade. Autour de 1380, cela débouche sur des révoltes, à la campagne (les Tuchins du sud du Massif Central, paysans dont les bandes descendent jusque dans les plaines du Bas Languedoc) comme à la ville. Le motif de ces révoltes peut être la fiscalité royale, et son augmentation liée aux besoins nés de la guerre, ou les contradictions internes de la société urbaine, débouchant sur la révolte des « Menuts » contre les « Gros ». Quels qu'en soient les motifs, ces révoltes se retrouvent aussi bien au Puy en Velay qu'à Nîmes, Montpellier, Béziers, Alès, Toulouse...

C'est aussi le temps de la recherche de boucs émissaires, les lépreux, parfois, et surtout les Juifs. En 1306, Philippe le Bel les expulse du royaume, quitte à les laisser rentrer moyennant finances quelques années plus tard. En 1320, ils sont victimes de pogroms menés par des illuminés venus de l'Europe du Nord, les Pastoureaux. En 1395, Charles VI les expulse définitivement. Il ne leur reste plus qu'à se réfugier en Provence, puis dans les territoires du Pape vers Avignon, quand à la fin du XVe le roi de France ayant mis la main sur la Provence, y applique sa politique d'expulsion.

Der Triumph des Todes, Brueghel L'AncienInformationsInformations[2]

Et l'Église ? La fin du XIVe siècle et le début du suivant sont au contraire un moment difficile pour elle. Cette fois, ce n'est pas l'hérésie qui la menace, mais bel et bien une crise interne qui doit d'ailleurs davantage au contexte politique qu'à des controverses théologiques. On a vu comment le roi de France avait mis fin à l'ambition théocratique de la papauté. Dans une sorte de retour aux pratiques d'avant la réforme grégorienne, il réussit pendant toute une partie du XIVe à contrôler l'élection de papes « Français », Occitans en fait, mais sujets du roi de France, et installés loin de Rome, à Avignon, entre Royaume et comté capétien de Provence et à côté de ce comtat Venaissin que l'Église a récupéré aux dépens des comtes de Toulouse.

Mais quand en 1378 le pape en exercice meurt au terme d'un assez inopportun voyage à Rome, c'est dans cette ville qu'a lieu l'élection de son successeur. Sous la pression des grands clans romains, les cardinaux élisent un pape italien. Mais certains de ces derniers, les plus proches du pouvoir français, fuient Rome et élisent un pape français, qui retourne à Avignon. Il y a donc deux papes (il y en aura même trois en 1409... ) : le Grand Schisme commence.

On l'a dit, il n'a aucun fondement religieux, et tout dans cette histoire est politique. On comprend donc que puisque le roi de France soutient le pape d'Avignon, le roi d'Angleterre ne peut que soutenir le pape de Rome, tandis que les Écossais rejoignent le camp français, contre les Anglais, et que les grandes puissances européennes se partagent en fonction de leurs alliances. Il faudra attendre 1417 pour que l'unité soit restaurée, non sans mal. Les trois papes en fonction doivent céder la place à un pape unique, qui revient à Rome.

Palais des Papes, AvignonInformationsInformations[3]

Pour les Occitans, l'épisode a certes des effets positifs : la présence de la papauté à Avignon a des effets dont la taille du Palais des Papes témoigne encore, et la proportion d'Occitans parmi les cardinaux est considérable, tant que dure du moins l'épisode avignonnais. D'où les réticences du clergé occitan quand le roi de France essaye de prendre ses distances avec le pape d'Avignon dans les années 90. Mais ces effets bénéfiques ne touchent somme toute que peu de gens. Ce que voient la plupart des Occitans, c'est le conflit entre deux Églises, particulièrement net dans un Sud-ouest où s'affrontent Anglais et Français, chacun avec leur pape et donc les évêques reconnus par ce pape.

Entre famine, guerre, peste, et schisme, on ne s'étonnera pas de voir que le sentiment qui domine est l'angoisse, qui amène bien des fidèles à se tourner vers une vision très sombre de la religion. En témoignent ces processions où toute une ville demande à Dieu d'écarter aussi bien la famine, que la maladie, la guerre, la désunion de la Sainte Église, sans oublier la guérison de Charles VI, le roi fou de la fin du siècle.

Pourtant, à la fin du XVe la conjoncture s'inverse de nouveau. Le climat entre dans une phase d'adoucissement. Ceux qui ont survécu aux épreuves vont vivre quelques décennies plus heureuses, aussi bien pour les propriétaires qui reconquièrent les terres en friche que pour leurs ouvriers agricoles qui peuvent négocier de meilleurs gages. Portée par le redémarrage économique et démographique, une nouvelle renaissance peut commencer, avant le retour des calamités. Tandis que l'État monarchique commence sa mue.

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