sommaire objet l'usage glossaire bibliographie sitographie

Le volumen et le scribe

Icône de l'outil pédagogique Le volumen et le scribe

Fig.1
Source : Coll. Institut de Papyrologie de la Sorbonne - Paris IV.

 
La copie

Le travail du scribe antique était particulièrement fatigant, sinon ingrat. D'abord, il semble qu'il n'écrivait pas sur un rouleau posé sur un lutrin ni sur une table horizontale, mais que, assis sur un tabouret, il déroulait (et enroulait) le rouleau au fur et à mesure de la copie sur une planchette de bois posée sur ses genoux qu'il surélevait à l'aide d'un petit banc placé sous ses pieds. Pareille position était sans doute peu confortable, comme le confirment certains colophons (littéralement : « couronnement » <de la copie>) : ce sont de courtes interventions personnelles (mais anonymes) du copiste présentes parfois en fin de rouleau, après le titre final du livre. Citons ici (en traduction) la restitution du colophon (fig. 1) (partiellement conservé) découvert à la fin d'un rouleau incomplet qui nous a conservé la comédie de Ménandre, Les Sicyoniens : « Ne vous moquez pas de l'écriture, [vous qui lisez ! En effet,] la jambe de celui qui se moque [est en mesure de se mouvoir], tandis que [la mienne, je] n'ai pas cessé de la mettre à la torture ! »

L'examen attentif de la nature des fautes constatées dans les papyrus carbonisés d'Herculanum amène à la conclusion que la copie des livres était habituellement faite par lecture directe d'un original présent sous les yeux du scribe professionnel, et non sous la dictée, comme dans des ateliers de copistes tels que celui d'Atticus à Rome à la fin de la République, au témoignage de Cicéron dans sa correspondance. Par exemple, le « saut du même au même » (fig. 2), à quelques lignes de distance, est en effet une faute caractéristique d'une copie (plutôt que d'une dictée), ou encore la répétition à l'identique de plusieurs lignes qui viennent juste d'être copiées, de même que des erreurs relatives aux désinences de verbes (« ils disent » pour « nous disons » (fig. 3), ou vice versa) :

Fig.2
Source : Daniel Delattre-Laurent Capron, CD-Rom « Les Sources documentaires du Livre IV des Commentaires sur la musique de Philodème » (réalisation: Institut de Papyrologie de la Sorbonne- Université de la Sorbonne, Paris IV), Paris, 2007.

Fig.3
Source : Daniel Delattre-Laurent Capron, CD-Rom « Les Sources documentaires du Livre IV des Commentaires sur la musique de Philodème » (réalisation: Institut de Papyrologie de la Sorbonne- Université de la Sorbonne, Paris IV), Paris, 2007.

de telles fautes sont clairement la conséquence d'un instant de distraction ou de fatigue d'un scribe qui reproduit un original placé sous ses yeux, tandis que les fautes de dictée, liées principalement à la prononciation, en particulier au iotacisme qui, dès cette époque, transformait un certain nombre de voyelles ou de diphtongues en « i », sont à peu près inexistantes dans les livres d'Herculanum.

Il est, par ailleurs, probable qu'à Herculanum, dans la Villa des Pisons, on réalisait une copie à la fois, en fonction des besoins. La bibliothèque philosophique de Philodème étant destinée prioritairement au cercle épicurien de Campanie (comme on s'accorde à le penser de nos jours), les livres qu'elle regroupait ne devaient guère circuler à l'extérieur et ne faisaient donc pas l'objet d'une « publication », au sens d'une diffusion publique (plus ou moins large), qui aurait nécessité la production simultanée de plusieurs exemplaires. Dans ces conditions, la dictée ne se justifiait pas, et la copie directe sur l'original restait la solution économique et la plus naturelle. En outre, dans la majorité des cas à Herculanum, l'écriture du livre reste la même du début à la fin du rouleau. Un scribe était donc, apparemment, chargé de copier l'intégralité d'un livre. Toutefois, quelques (rares) volumina carbonisés témoignent d'un changement de « main » en cours de route, parfois au beau milieu d'une colonne, pour une raison qui nous reste inconnue (suite à une indisponibilité pour maladie ou autre empêchement du premier scribe, probablement). Dans ce cas, le livre offre une moindre homogénéïté dans sa forme, les deux écritures pouvant être sensiblement différentes l'une de l'autre. Ajoutons que certaines des 34 « mains anonymes » récurrentes d'Herculanum identifiées par le paléographe G. Cavallo ont copié plusieurs rouleaux chacune, sans que ceux-ci aient nécessairement appartenu à un même ouvrage (qui pouvait se composer de plusieurs livres). Par exemple, la version « définitive » de la somme que Philodème avait consacrée à la rhétorique (sous ce titre), et qui comptait au moins dix livres, fut copiée par un minimum de six scribes différents. Le souci d'homogénéité dans la présentation des livres semble donc s'être limité à l'unité-rouleau, sans s'étendre à la totalité de l'ouvrage. Cela est facilement compréhensible si l'on songe au temps nécessaire (au moins plusieurs semaines, à raison de quelques colonnes seulement par jour afin de limiter les fautes) pour copier un texte occupant une longueur de dix mètres ou plus (soit 150-200 colonnes bien remplies).

Fig.4
Source : Daniel Delattre-Laurent Capron, CD-Rom « Les Sources documentaires du Livre IV des Commentaires sur la musique de Philodème » (réalisation: Institut de Papyrologie de la Sorbonne- Université de la Sorbonne, Paris IV), Paris, 2007.

En général, dans les copies libraires, l'interligne est égal à la hauteur de la ligne d'écriture, ce qui confère à la colonne une structure régulière et un bon équilibre entre l'encre du texte, qui est noire, et l'espace laissé vide, qui est de couleur claire. Dans de nombreux rouleaux soignés d'Herculanum, le bloc constitué par dix lignes et leurs interlignes (qu'on nomme aujourd'hui « unité de réglure ») offre une hauteur souvent proche de 4 cm. Cela signifie que la ligne d'écriture ne dépassait guère les 2 mm de hauteur, ce qui est certes peu, mais reste malgré tout lisible avec des lettres capitales grecques. Comme les corrections se faisaient systématiquement dans l'interligne supérieur (pour éviter d'enlaidir la copie), il fallait que le scribe écrive en caractères encore plus petits pour les insérer, y mettant un soin tout particulier et utilisant alors sans doute un calame plus fin. Lorsque des lettres étaient à supprimer purement et simplement (fig. 4), l'adjonction d'un point au-dessus de la lettre concernée (ou exponctuation) évitait de gâcher la copie et indiquait au lecteur qu'il ne devait pas en tenir compte. À moins que ce ne fût un « correcteur », ou diorthotès, qui ait eu la responsabilité de relire la copie une fois terminée et de la « rectifier » (diorthoun en grec, corrigere, puis emendare en latin) en se reportant à l'original, comme cela était probablement de règle dans les ateliers de librairie, par exemple celui d'Atticus, ami et éditeur de Cicéron .

Dans le cas de la bibliothèque de la Villa des Papyrus d'Herculanum en revanche, ce sont vraisemblablement des scribes professionnels grecs attachés à la maison du propriétaire, en l'occurrence Calpurnius Pison Caesoninus, qui copiaient les livres composés par Philodème sous la dictée de l'auteur lui-même. Ce dernier en effet, en tant que philosophe attitré du beau-père de César, avait sans doute toutes facilités pour travailler dans les meilleures conditions. Il convient de rappeler au passage que l'écriture, considérée comme un métier manuel, était dans l'antiquité une affaire de professionnels (esclaves ou affranchis) et que, en règle générale, les auteurs ne copiaient pas leurs textes de leur propre main sur papyrus (encore moins dans leur version définitive). D'ailleurs, G. Cavallo a identifié dans la bibliothèque d'Herculanum nombre de mains et de groupes de mains différents, y compris parmi les exemplaires des nombreux ouvrages de Philodème : cela confirme la règle et exclut que nous puissions jamais identifier la manus Philodemi (p. 26-27).

Fig.5 - Détails de dessins de Naples
Source : © Biblioteca Nazionale 'Vittorio Emanuele III' di Napoli su concessione del MBAC.

Fig.6 - Détails de dessins de Naples
Source : © Biblioteca Nazionale 'Vittorio Emanuele III' di Napoli su concessione del MBAC.

 
Le titre

Certains scribes pouvaient avoir des spécialités, par exemple celle de confectionner des « titres d'apparat ». Plusieurs rouleaux d'Herculanum ont en effet conservé des titres finaux (ou subscriptiones) très soignés (fig. 5), dont la « mise en espace » révèle un souci esthétique : le module d'écriture (dite « d'apparat ») en est grand et élégant, et la distribution spatiale du contenu (nom de l'auteur, titre de l'œuvre, numéro du livre, etc.) sur plusieurs lignes également espacées et parfaitement axées les unes par rapport aux autres (fig. 6), apparaît soigneusement calculée ; enfin, la disposition du bloc-titre dans la hauteur du rouleau le met bien en évidence, soit dans le premier tiers supérieur soit au beau milieu de la colonne (fig. 7). Même si une certitude en ce domaine est impossible, il semble probable que ces divers titres « élégants » aient été tracés à Herculanum par une seule et même main, sans doute bien après la copie du livre, peut-être même tardivement , pour conférer une plus grande unité à l'œuvre de Philodème, au sein de la bibliothèque.

Fig.7 - Détails de dessins de Naples
Source : © Biblioteca Nazionale 'Vittorio Emanuele III' di Napoli su concessione del MBAC.

Nous allons examiner maintenant plus précisément ce que contenaient les titres finaux des rouleaux libraires. Mais auparavant il est nécessaire de signaler que les volumina avaient à leur début (sans doute de manière habituelle) un titre, indispensable à leur identification (en cas de perte de la sittubos ou étiquette-titre), en plus de la subscriptio ou titre final. Certes, on n'en a retrouvé que fort peu dans la bibliothèque de Philodème pour la simple raison que la partie la plus extérieure des rouleaux est la plus maltraitée, et en général impossible à décoller. Mais actuellement, on a identifié quelques restes de titres initiaux, parmi lesquels celui du livre IV de La Musique de Philodème. Écrit lui aussi en caractères « d'apparat », il donnait le nom de l'auteur (au génitif), puis le titre du livre (la préposition peri suivie du génitif mousikès). Son numéro d'ordre (IV) devait figurer sur la ligne suivante, mais celle-ci est perdue. Ce sont là les informations habituelles minimales pour identifier un ouvrage de librairie.


Fig.8
Source : Daniel Delattre-Laurent Capron, CD-Rom « Les Sources documentaires du Livre IV des Commentaires sur la musique de Philodème » (réalisation: Institut de Papyrologie de la Sorbonne - Université de la Sorbonne, Paris IV), Paris, 2007.

La première subscriptio (finale) de ce même rouleau (fig. 8), écrite (dans la même taille de caractères) par la main qui a copié le texte, se trouve placée à droite de la dernière colonne écrite, après un espace vide de 2,8 cm. Centrée en hauteur, elle comporte les mêmes données (dont le numéro du livre), complétées par une ligne supplémentaire où se lit le nombre « 152 » encadré (par dessus) de deux petits traits inclinés symétriques. Ce nombre est en fait celui des colonnes du rouleau. Un second titre, « d'apparat » celui-là, lui fait suite, décalé vers la droite d'une largeur de 10,8 cm, soit près de deux colonnes, et disposé aussi au centre de la hauteur du volumen. Comme l'indication du total des colonnes ne figure pas dans ce titre, on pourrait bien l'interpréter comme le titre de l'ouvrage entier consacré par Philodème à la musique (le chiffre aurait cette fois une valeur non plus ordinale, mais cardinale : « en 4 livres »).

Fig.9 - Détails de dessins de Naples
Source : © Biblioteca Nazionale 'Vittorio Emanuele III' di Napoli su concessione del MBAC.

D'autres titres finaux sont plus complets ; ils précisent par exemple le sous-titre spécifique du livre : ainsi (fig. 9) « De Philodème, Sur les caractères et les genres de vie à partir des conférences de Zénon, le livre consacré au Franc-parler » (accompagné éventuellement de son numéro d'ordre dans l'ouvrage), et plus souvent le « nombre » des stiques constitutifs du texte (exprimé selon le système acrophonique de numération et précédé le plus souvent de l'abréviation l'abréviation ΑΡΙΘ pour arithmos) ;

Fig.10 - Détails de dessins de Naples
Source : © Biblioteca Nazionale 'Vittorio Emanuele III' di Napoli su concessione del MBAC.

ou encore, mais rarement, le nombre total des colonnes (fig. 10) (quelquefois même des kollèmata) que comptait le volumen. Si ces deux dernières indications servaient à vérifier que le rouleau était bien complet, la première d'entre elles était indispensable lorsqu'on se proposait d'exécuter une copie du livre. Le nombre des stiques (fig. 11) était en effet une indication conventionnelle de longueur des textes, que le scribe avait tôt fait de convertir, à l'aide d'une règle de trois, dans le format de colonnes (largeur et nombre de lignes par colonne) qu'il adopterait pour sa propre copie. Il pouvait de la sorte faire préparer un volumen de la longueur voulue avant de démarrer son travail et savait, avant de commencer, combien de temps lui serait nécessaire pour exécuter la copie. En même temps, ce nombre récapitulatif permettait sans doute au scribe de recevoir la juste rémunération de sa tâche. La présentation de type « acrophonique » de cette numérotation récapitulative laisse entendre que son usage en librairie remonterait à une époque lointaine où les lettres grecques ne servaient pas encore de chiffres.

 

Fig.11 - Dessin exécuté à partir de l'original par D. Delattre.

Fig.12
Source : Coll. Institut de Papyrologie de la Sorbonne - Paris IV.

Quand il y a présence à la fin d'un rouleau du nombre total de stiques, on peut être assuré que les centaines de stiques y étaient repérées dans la marge gauche des colonnes (fig. 12) par les 24 lettres de l'alphabet (considérées comme telles et non comme des chiffres). La plupart du temps, quand la ligne comptait autour de 18-20 lettres, deux lignes effectives équivalaient à un stique conventionnel . On rencontrait donc un premier A stichométrique après la deux-centième ligne du rouleau, puis un B après la quatre-centième et ainsi de suite. Quand la longueur du livre dépassait les 4800 lignes copiées, on recommençait avec une seconde série de 24 lettres jusqu'à la fin du texte. Cette indication stichométrique (discrète) était habituellement surmontée d'un trait vertical caractéristique, et parfois soulignée de même. On comprend qu'elle pouvait aussi aider le lecteur à savoir à quel endroit du volumen se situait approximativement tel passage qui l'intéressait plus particulièrement.

Fig.13 - Cliché D. Delattre
Source : © Biblioteca Nazionale ‘Vittorio Emanuele III’ di Napoli su concessione del MBAC.

Terminons ce point par l'évocation des autres outils permettant de se repérer à l'intérieur d'un si grand nombre de colonnes, presque toujours supérieur à la centaine, sinon aux deux cents. Quelques volumina d'Herculanum ont, par chance, conservé des traces de numérotation des colonnes. La colonne 150 de La Musique IV est surmontée en son centre du nombre 150 (PN) (fig. 13), donc placé dans la marge supérieure, tandis que les colonnes 120, 130 et 140 (seules à porter encore un numéro) sont surmontées des nombres 12, 13 et 14 (IB, IΓ, IΔ) qui numérotent les dizaines de colonnes. On serait tenté d'en déduire qu'il en était de même dans les 119 colonnes initiales ; à moins que les deux premières cinquantaines aient été numérotées 50 et 100 ? Toutefois, dans certains autres cas, les colonnes étaient comptabilisées une par une, à l'aide d'une indication chiffrée figurant dans la marge inférieure, comme dans le cas du livre Sur la piété, où la numérotation encore lisible permet de savoir que la dernière colonne est la col. 343 . Il n'y avait donc probablement pas de règle fixe en la matière, mais ces deux exemples soulignent le souci d'aider le lecteur à circuler plus aisément dans des rouleaux plutôt longs et, de ce fait, mal commodes à manœuvrer.


Conservation

Comment le rouleau libraire se présentait-il sur les rayonnages ? Quand il était simplement enroulé sur lui-même, et qu'on voulait en assurer la conservation optimale, on pouvait introduire à chacune des extrémités du cylindre complet un petit bâtonnet, souvent de cèdre (bois connu comme insectifuge) ou d'ivoire, de quelques centimètres de longueur et taillé légèrement en pointe. On a donné à ce type de courte et fine baguette ronde la dénomination latine d' « umbilicus (en grec, omphalos) court ». Ce « nombril » du rouleau avait deux avantages principaux : outre celui d'empêcher la poussière d'y pénétrer, et surtout les insectes et les vers de ronger le livre de l'intérieur, ces bâtonnets suffisaient à conférer aux volumina rangés sur les étagères des niches murales la rigidité nécessaire pour empêcher que le poids des rouleaux superposés n'écrasât ceux qui se trouvaient en dessous. M. Capasso (1990) a bien mis en évidence la présence de tels umbilici dans les volumina retrouvés dans la Villa des Papyrus. Il a signalé également la présence d'un second type dont la longueur avait cette fois la hauteur du livre, et qu'il a désigné comme « umbilicus long ». Généralement plus épais que le premier du fait d'une longueur plus grande (jusqu'à 2,5 cm de diamètre), mais aussi parfois plutôt aplati, et arrondi à ses extrémités, il avait pour effet d'élargir légèrement le diamètre hors tout du rouleau, mais garantissait une résistance encore meilleure au risque d'aplatissement. À la différence de la première sorte d'umbilicus, il était sans doute collé à l'extrémité de l'eschatokollon. On sait aussi, par des témoignages tant écrits que figurés, que les rouleaux libraires étaient habituellement pourvus d'une petite étiquette de parchemin ou de papyrus, attachée par une ficelle et indiquant le nom de l'auteur, le titre et la tomaison éventuelle de l'œuvre. On la désignait par le terme grec de sillubos (« petit morceau de peau ») ou de sittybos . De la sorte, retrouver un ouvrage sur les rayonnages d'une bibliothèque était chose aisée. Comme on ne sait toujours pas précisément à quel endroit du rouleau était attaché le lien servant à tenir l'étiquette, il n'est pas interdit de supposer, avec O. Montevecchi (p. 15), que l'umbilicus était l'endroit idéal pour une telle fixation, bien plutôt que la marge (fragile) du papyrus même ; court ou long, il assurait du même coup une troisième fonction, celle de point d'attache de l'étiquette-titre.


Crédits - UOH - UM3