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La philologie dans une bibliothèque privée

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À Rome, on copie des ouvrages. Signalons Cicéron comme premier témoin de la circulation de manuscrits : il a emprunté à Atticus le poème géographique d’Alexandre d’Éphèse et l’a copié (ou fait copier par un secrétaire) ; de même, dans les années 80 de notre ère, nombre de Romains amateurs de philosophie copient, d’après son manuscrit, un nouvel ouvrage du philosophe Philon d’Alexandrie. Les voyages à l’étranger doivent aider à acquérir des ouvrages grecs : ainsi, le poète Cinna paraît avoir trouvé en Orient une bonne copie du poème astronomique d’Aratos qu’il a présentée à un ami.

Des chaînes de « copie » s’instituent chez les particuliers, puis dans les bibliothèques impériales.

 

Les souscriptions

Les souscriptions sont des témoignages fascinants de l’intérêt que l’on a porté, à la fin de l’Antiquité, à la littérature ancienne et à sa préservation. Ces notes qui, à l’origine, servaient entre autres choses de titres (initial et final) à un rouleau, ont souvent été reportées d’un manuscrit à l’autre, au même titre que le texte. Les souscriptions, qui apparaissent en Grèce dès le IVe siècle avant J.-C., se pratiquent encore dans l’Empire romain au VIe après. C’est dans l’Âne d’or d’Apulée qu’on rencontre l’une des plus anciennes souscriptions développées :

Ego Sallustius legi et emendavi Romae felix, Olibrio et Probino v. c. conss., in foro Martis controversiam declamans oratori Endelechio. Rursus Constantinoplo recognovi Caesario et Attico conss.,

« Moi, Sallustius, j’ai eu la chance de lire et de corriger ce livre à Rome, sous le consulat des clarissimes Olibrius et Probinus, quand je faisais des études supérieures de rhétorique au forum de Mars sous la direction du rhéteur Endelechius. Je l’ai révisé à nouveau à Constantinople sous le consulat de Caesarius et d’Atticus ».

Ce document remonte à la renaissance du paganisme, longtemps après l’époque d’Apulée, dans les années 395 et 397, et le Sallustius qui a fait le travail de révision appartiendrait à une famille étroitement liée à Symmaque. Le travail a été réalisé au forum d’Auguste où étaient installées, comme sur celui de Trajan, des écoles de rhétorique et de grammaire. L’une des trois familles de manuscrits de Martial remonte à une ancienne « recension » corrigée en 401 par Torquatus Gennadius, toujours sur le forum d’Auguste, et les fora impériaux sont restés des centres intellectuels jusqu’à la fin du monde antique.

 

Philodème et la Villa des Papyrus

On connaît une autre forme de conservation des textes dans la riche bibliothèque de la Villa des Papyrus à Herculanum. Coexistaient dans la bibliothèque de la villa à la fois des versions « hypomnématiques » et des versions « définitives » de plusieurs de ses livres. Certaines souscriptions de rouleaux comportent en effet la précision : hypomnèmatikon, entre le titre et le numéro du livre. Cette mention, assez rare dans les souscriptions des rouleaux, paraît avoir servi à repérer la copie du livre achevé qui était celle même de son auteur, pour la distinguer des autres copies disponibles dans le cercle épicurien de Campanie. Ainsi, pour les trois premiers livres de la Rhétorique, énorme ouvrage sans doute commencé à Athènes dès avant la mort de Zénon de Sidon (en 75 avant J.-C.), la copie qui ne porte pas la mention hypomnèmatikon offre une mise en page et une écriture plus soignées que l’autre : cela laisse penser qu’elle était destinée à une utilisation plus large au sein de l’école (sans qu’on puisse parler pour autant d’une véritable publication). En revanche, la version « hypomnématique » conservée des Dieux (PHerc. 89) ou celle du livre I des Caractères et genres de vie (PHerc. 168) étaient probablement les exemplaires personnels de Philodème.

 

Le travail de Philodème

En tout état de cause, le philosophe épicurien originaire de Gadara entretenait, à l’évidence, des relations tout à fait privilégiées avec cette bibliothèque, et il n’y a donc aucun inconvénient à continuer de l’appeler la « Bibliothèque de Philodème ». Conscient de l’importance du rôle intellectuel qu’il avait à jouer dans l’Italie de la fin de la République et du début du Principat, il a probablement contribué, dans le sillage de ses aînés, Zénon de Sidon à Athènes et Démétrios Lacon à Milet, à la réhabilitation du Jardin comme une école philosophique de premier plan dans la nouvelle capitale du monde qu’était désormais devenue Rome. Tous trois en tout cas prouvaient que leur école était capable de dialoguer avec les représentants du Portique, de l’Académie et du Péripatos, tout en polémiquant efficacement contre eux.

De fait, un coup d’œil, même rapide, sur le contenu du livre IV de La Musique, tout récemment édité dans son ensemble, peut permettre de mieux comprendre à quoi servait cette exceptionnelle collection de livres de philosophie, et comment elle était utilisée.

Lorsque Philodème renvoie à tel ou tel de ses propres livres, il s’y réfère comme au « livre X ou Y de [s]es hypomnèmata », c’est-à-dire de ses « commentaires ». Le choix de ce terme est important, parce qu’il signifie clairement que ce sont là des livres de « professeur », qui, loin de se vouloir originaux, s’appuient et se fondent sur un ou plusieurs ouvrages d’autres auteurs tenus pour importants, qu’il s’agisse de membres du Jardin ou d’adversaires d’Épicure. La structure même du livre IV de La Musique est de ce point de vue fort intéressante. Le rouleau comportait, en effet, trois grands ensembles. Le premier (col. 1-55 Delattre) était en réalité une succession de passages empruntés directement à un stoïcien non négligeable du IIe siècle avant J.-C., Diogène de Babylone, bien connu à Rome depuis le milieu du IIe siècle avant notre ère, et plus précisément à l’ouvrage (en 3 livres au moins) qu’il avait consacré à la musique dont il prônait l’utilité universelle. Il s’agit de notes de lecture, formulées au style indirect et sans doute dictées par Philodème à un scribe au fur et à mesure de sa lecture ; l’auteur s’y fait le plus discret possible. La partie suivante, presque double en longueur, (col. 56-139 Delattre), est la reprise critique, sur le mode polémique, de la plupart des passages précédemment recopiés, et cela dans l’ordre même où ils se lisent dans la première section. Enfin, les col.140-152 paraissent constituer une conclusion à deux étages, du livre IV d’abord, puis probablement de l’ensemble des quatre livres. Dans ces colonnes finales, Philodème rappelle - enfin de manière positive, et non plus comme « en creux », comme dans le reste du livre IV - un certain nombre de points fondamentaux de la doctrine épicurienne. Selon celle-ci, si la musique de qualité peut être à l’occasion source de plaisir pour l’oreille, elle n’est en aucun cas ni nécessaire ni même utile à la vie heureuse ; bien au contraire, son apprentissage ne peut que détourner du bonheur authentique celui qui veut suivre Épicure, parce qu’il exige beaucoup trop de temps pour bien connaître la théorie et parvenir à bien jouer d’un instrument, éloignant de la sorte l’individu de ce qui est essentiel pour un adepte du Jardin, c’est-à-dire de la pratique continue et partagée de la philosophie.

 

L'usage de la bibliothèque

À travers ce petit aperçu de la manière de travailler et d’écrire qui était celle de Philodème à travers l’un de ses multiples livres de commentaires, se dévoilent en partie l’utilité et l’usage de la bibliothèque de la Villa des Pisons. Le professeur d’épicurisme qu’il était avant tout se voulait un passeur de l’enseignement irremplaçable d’Épicure, et de ses disciples jusqu’à Zénon de Sidon, son propre maître à Athènes. Pour cela, il lui fallait avoir sous la main tous les écrits fondateurs (et les 37 livres de La Nature d’Épicure, en tout premier lieu), et le plus grand nombre possible de textes de ses prédécesseurs adeptes du Jardin, tels que Métrodore, Hermarque, Polyène, Polystrate ou, plus près de lui, Démétrios Lacon et Zénon de Sidon. Ces deux derniers philosophes avaient amorcé une révolution dans l’école en accordant un intérêt tout nouveau aux arts (musique, poésie, rhétorique) qu’avait apparemment délaissés Épicure, mais qui avaient une si grande importance pour les Romains de la fin de la République, auxquels s’adressait surtout Philodème. Dans le même temps, les nécessités de la polémique contre les autres écoles, les stoïciens en particulier, lui imposaient d’avoir à disposition certains textes importants des philosophes rivaux, pour pouvoir en faire une critique d’autant plus solide qu’elle se fondait sur la lettre même de leurs textes. Cela suffit à expliquer la présence, à côté des écrits épicuriens, de livres stoïciens comme ceux qui ont été mentionnés plus haut. Il est plus que probable que La Musique et la Rhétorique de Diogène de Babylone étaient du nombre, même si l’on ne les a pas identifiés encore à ce jour.

 

Les amis de Philodème

Toutefois, cette bibliothèque d’école, riche collection privée, était sans doute très précieuse également pour le patron de Philodème et ses amis philhellènes et hellénophones, ainsi que pour les familiers du cercle de Campanie à l’intention desquels le philosophe de Gadara composait les conférences que le Vésuve nous a en partie conservées sous la forme de rouleaux carbonisés. Parmi ces intellectuels, au premier chef Cicéron qui, après son consulat et les déboires qu’il connut ensuite, se résigna à finir son existence en transmettant en langue latine l’essentiel de la philosophe grecque (classique et hellénistique) dans ses nombreux ouvrages de vulgarisation, qu’il s’agisse des Fins des biens et des maux, des Tusculanes, des Académiques ou encore de La Nature des dieux. Sa correspondance avec son ami épicurien Pomponius Atticus est de ce point de vue révélatrice, puisque dans une lettre de -45, il demande à son correspondant de lui procurer d’urgence certains livres comme Les Dieux de l’épicurien Phèdre, tout en expliquant dans une autre lettre que, s’il compose aussi rapidement ses ouvrages philosophiques, c’est parce qu’il recourt à des apographa (des « copies ») lui offrant la matière nécessaire, qu’il n’a plus qu’à rendre en latin et à exprimer dans une forme littéraire élaborée. Se disant lui-même « familier » de Philodème et de Siron (le maître épicurien de Virgile), l’orateur latin a dû consulter (sinon emprunter ou faire copier ?) certains des ouvrages présents dans la Villa des Papyrus, et peut-être même des commentaires de l’Épicurien, comme La Piété qui apparaît comme la source (ou l’une des sources) fort probable du livre I de sa Nature des dieux. À une époque où le livre reste rare (et cher), une bibliothèque comme celle d’Herculanum a sans nul doute joué un rôle important dans la vie intellectuelle et philosophique romaine de la fin de la République, à la fois en sauvegardant des ouvrages anciens et peu répandus, donc d’autant plus précieux, et en favorisant la composition d’une multitude d’autres écrits où les livres des époques antérieures revivaient sous la dictée de Philodème, à travers la critique énergique que ce dernier en faisait.


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