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La page de papyrus

Icône de l'outil pédagogique La page de papyrus

Fig.1 - Montage D. Delattre à partir des clichés de S. Booras
Source : © Biblioteca Nazionale, Napoli – CPART, Provo, USA.


Plutôt que de « page », pour le rouleau de papyrus il convient de parler de colonne, puisque la longueur du rouleau était couverte d'une succession de colonnes parallèles (fig.1), régulièrement calibrées et offrant une justification du seul côté gauche.

Jusqu'ici, on n'a pas retrouvé la moindre trace de réglure, qui soit du moins encore visible aujourd'hui, comme cela deviendra la règle au cours du Moyen Âge pour les manuscrits produits dans les monastères. Cela signifie-t-il pour autant que les scribes grecs ou latins travaillaient à leur copie sans aucun repère ou guide ? Ce serait sans doute surprenant, eu égard à la régularité qu'offrent les colonnes dans bon nombre d'écrits copiés par des professionnels comme ceux des livres d'Herculanum ; mais la carbonisation de ces rouleaux pourrait avoir rendu invisible un éventuel tracé préparatoire discret. Peut-être les scribes disposaient-ils d'un cadre en bois (ou en métal) « calibré », leur permettant de positionner verticalement le bord gauche des colonnes ? La question reste pendante.

Fig.2
Source : Daniel Delattre-Laurent Capron, CD-Rom « Les Sources documentaires du Livre IV des Commentaires sur la musique de Philodème » (réalisation: Institut de Papyrologie de la Sorbonne- Université de la Sorbonne, Paris IV), Paris, 2007.


Fig.3
Source : Actes du XVe congrès de Papyrologie (Papyrologica Bruxellensia 16), vol. I, Bruxelles, Fondation Egyptologique Reine Elisabeth, 1978 (article de Eric G. Turner, "The Terms Recto and Verso. The Ananatomy of the Papyrus Roll", p. 14).
En effet, de nombreuses copies provenant d'Herculanum révèlent au fil des colonnes un grand souci de la verticalité, en dépit du phénomène que les papyrologues désignent sous le nom de « loi de Maas » (Fig.3). Cette dernière entérine le constat suivant : le mouvement spontané d'un scripteur, lorsqu'il copie un texte en colonnes, surtout si celles-ci sont plutôt longues, l'amène généralement à décaler peu à peu l'attaque des lignes vers la gauche ; ce qui donne finalement à la colonne un air plus ou moins penché, en déséquilibre vers la droite. Or, dans les copies libraires de bonne qualité, on n'observe pas cette dérive à gauche ; au contraire, la « justification à gauche » suit la verticale (fig. 2). En revanche, l'existence d'un système rigoureux de coupure syllabique des mots exclut toute « justification à droite ». C'est pourquoi, si la largeur moyenne des colonnes d'un livre donné est de 20 lettres par exemple, le découpage syllabique de la première ligne de la colonne peut amener à l'élargir ou à la rétrécir légèrement (de 2 ou 3 lettres, pas plus). Même remarque si une ligne cumule les lettres étroites (comme l'iota) ou larges, tels les mu ou les oméga. Toutefois, pour des raisons d'esthétique, la suite de la colonne offre alors une largeur sensiblement égale à celle de la première ligne. Si certaines lignes sont nettement plus courtes, créant des indentations disgracieuses à droite, le scribe peut choisir de combler le vide et compenser le déséquilibre visuel à l'aide d'un asteriskos (ou spacefiller, comme disent les Anglo-Saxons) (fig. 4), un « signe de remplissage » qui peut revêtir des formes variées, comme notre signe « multiplié » (x) orné éventuellement de points entre les bras, un crochet oblique fermant (>) ou encore deux petits traits superposés (=). Le but de ces insertions est simplement de produire l'impression d'un bloc-colonne aussi rectangulaire et régulier que possible.

Fig.4
Source : Daniel Delattre-Laurent Capron, CD-Rom « Les Sources documentaires du Livre IV des Commentaires sur la musique de Philodème » (réalisation: Institut de Papyrologie de la Sorbonne- Université de la Sorbonne, Paris IV), Paris, 2007.

En regardant les choses de plus près, on s'aperçoit assez souvent que le nombre de lignes par colonne lui aussi varie, parfois de plusieurs lignes, d'une colonne à l'autre. De fait, le module des capitales et la hauteur de l'interligne se modifient insensiblement en cours de copie sous l'effet d'un relâchement de l'attention ou de la fatigue du scribe, qui ne sait pas toujours arrêter à temps sa copie et peut alors se mettre à accumuler les fautes de copie en quelques lignes. Cela se constate assez souvent, en effet : quand une première erreur survient, les fautes ont tendance à se multiplier dans les lignes qui suivent, avant de cesser tout à coup pour un long moment une fois que le scribe s'est décidé à faire une pause. Il ne faut jamais oublier que le travail de copiste n'est pas une tâche automatisée, mais un travail d'homme avec tout ce que cela implique d'imperfection et d'irrégularité. Néanmoins, l'important pour le scribe reste que, au premier regard, il y ait une harmonie d'ensemble des largeurs et longueurs des blocs de texte parallèles à même de conférer à sa copie une impression générale de régularité, sinon de beauté.

Fig.5
Source : Planche gravée du 1471, fr. LXXXII, tirée de Volumina Herculanensia, t. V/1 .

En outre, dans certains livres d'Herculanum, le scribe a voulu embellir son travail en adoptant, pour la première lettre de chaque ligne et, à l'intérieur des lignes, du début d'une nouvelle période, un module de lettre plus gros (fig. 5). L'effet décoratif est sensible, même à en juger à partir de fragments carbonisés, surtout si un certain nombre de lettres s'ornent de lacets (qui arrondissent les angles des alpha et delta, par exemple) ou d'apex (petits traits décoratifs, souvent ajoutés à la base des lettres) ainsi que de ligatures (récurrentes) entre certaines lettres. Un livre comme le Franc-parler de Philodème (PHerc. 1471) était pour ces diverses raisons un exemplaire particulièrement soigné et élégant, et cela se voyait dès le premier coup d'œil.

Les colonnes qui se succèdent sont mises en valeur par les espaces vides, ou marges, tant supérieure qu'inférieure. On constate déjà dans l'antiquité une habitude qui a persisté jusqu'à notre époque, celle de laisser davantage d'espace sous les colonnes qu'au-dessus. Le coût élevé du papyrus faisait que les marges étaient souvent calculées au plus juste, mais sans sacrifier le confort de lecture pour autant. Par exemple, le rouleau qui contenait le livre IV des Commentaires sur la musique de Philodème, présente les dimensions moyennes suivantes. La hauteur hors tout du rouleau étant d'environ 24 cm, les colonnes offraient une hauteur moyenne de 18 cm (pour une largeur de 6,5 cm, marge droite comprise) ; elles étaient surmontées d'un espace vide d'un peu plus de 2,5 cm et soulignées par une marge inférieure de près de 3,5 cm. En l'occurrence, la somme des marges correspondait au quart de la hauteur du rouleau : ce qu'on appellera par la suite le « rapport noir/blanc » était donc d'un quart. Quant au rapport entre la largeur et la hauteur des colonnes, il est un peu inférieur à un pour trois. Prenons un autre exemple, toujours dans la bibliothèque d'Herculanum, celui du livre philodémien Les Phénomènes et les Inférences (PHerc. 1065). Si ses colonnes, d'au moins 7 cm, étaient un peu plus larges (elles comportent jusqu'à 24 lettres), elles étaient à peine plus longues (18,5 cm), bien qu'elles comptassent moins de lignes. Aujourd'hui, les marges du rouleau sont à l'évidence incomplètes (partout inférieures à 1,5 cm), et la hauteur conservée du volumen est de 21 cm environ : il est vraisemblable que la hauteur de ce livre et le rapport noir/blanc étaient initialement très voisins de ceux du précédent exemple. On peut donc bien parler d'un véritable souci de « mise en colonne » dans les rouleaux libraires, comme on parlera plus tard de « mise en page » avec le codex.

Ajoutons encore ceci : le lecteur antique n'avait sans doute jamais sous les yeux un volumen entièrement déroulé, mais seulement une petite portion de texte, encadrée par les deux enroulements partiels de gauche et de droite. Or il semble bien que, dans la pratique, on ne pouvait lire (sous peine de courir le risque de maltraiter l'ouvrage ) qu'une largeur déroulée de papyrus restreinte, autour de 30-40 cm ; de la sorte, on n'embrassait du regard qu'un nombre limité de colonnes, entre 4 et 6 colonnes dans les formats évoqués ci-dessus, guère plus en tout cas. On avait donc devant soi un rectangle oblong (ou éventuellement un carré, si le rouleau était assez haut) dont le contenu équivalait à peu près à celui de deux pages en vis-à-vis d'un livre de poche d'aujourd'hui.

Fig.6
Source : Coll. Institut de Papyrologie de la Sorbonne - Paris IV.

Fig.7
Source : Coll. Institut de Papyrologie de la Sorbonne - Paris IV.

On constate également que les colonnes des papyrus littéraires et philosophiques grecs présentent, d'un livre à l'autre, des largeurs parfois sensiblement différentes. On comprend bien que, dans le cas des textes poétiques, la largeur des colonnes se soit adaptée au mètre utilisé : l'hexamètre épique (fig. 6), le vers par excellence, comportant en moyenne 34-36 lettres, imposait des colonnes particulièrement larges. Le trimètre iambique, plus court, constituait des colonnes plus étroites, et dans les pièces de théâtre (fig. 7), où se succèdent divers types de mètres, les colonnes devaient varier en largeur, selon qu'elles contenaient des parties chantées ou parlées. Mais, pour les textes en prose, on a pu constater des différences importantes de modules de colonnes en fonction du genre d'écrit, les ouvrages philosophiques offrant souvent des lignes plutôt longues (de 18 à 30 lettres), alors que les colonnes d'un certain nombre d'œuvres rhétoriques ou historiques étaient nettement plus étroites (entre 9 et 15 lettres), sans qu'on en sache vraiment la raison.


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