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Un cas de stratégie éditoriale : le livre illustré

Icône de l'outil pédagogique Un cas de stratégie éditoriale :
le livre illustré

 

L'illustration, une affaire d'éditeur

C'est dans cette perspective que l'on peut comprendre la vogue que connaît alors le livre illustré, en particulier au cours de la seconde moitié du XVIe siècle : publier des livres de format réduit, facilement maniables et aisément transportables, agrémentés de petites et plaisantes gravures sur bois, tel est le souci de nombre d'imprimeurs et libraires soucieux de toucher un vaste lectorat, amateur de divertissements « récréatifs », de grands textes classiques ou de nouveautés littéraires que les éditeurs « flairent » et dont ils assurent la diffusion. Les imprimeurs parisiens et lyonnais s'engagent plus particulièrement dans ce type de productions. Ce sont surtout les éditions d'Esope, Ovide, Virgile ou Pétrarque qui, les premières, accueillent les images en leur sein. Pour les premiers nommés, l'illustration n'est sans doute pas étrangère à une stratégie de réédition de textes du passé qu'il s'agit d'acclimater au goût d'un nouveau public, mais il est remarquable d'en observer la translation dans les œuvres de certains auteurs contemporains. Le Temple d'honneur et de vertus de Jean Lemaire de Belges, publié après la mort de l'auteur par Alain Lotrian et Denis Janot vers 1531-1533, est ainsi illustré de bois ayant déjà servi à illustrer des éditions des œuvres de Virgile. Elles confèrent alors à l'œuvre un prestige certain. À cet égard, l'illustration semble bien participer d'une stratégie de promotion et de légitimation des auteurs contemporains, au moyen d'une iconographie qui assure l'autorité des modernes en exhibant une parenté de ceux-ci avec les Anciens.

Illustrer un livre est donc avant tout l'affaire des éditeurs, et rares sont les auteurs qui en prennent l'initiative : un tel choix répond, bien souvent, à un objectif commercial. Ainsi, pour minimiser les « risques » (illustrer un livre coûtait cher), les éditeurs pourvoyaient souvent de gravures les secondes éditions d'ouvrages qui avaient déjà connu un succès de librairie et, par souci d'économie, se servaient en outre du fonds d'illustrations qu'ils possédaient déjà : d'où la pratique abondante du remploi, les gravures circulant à l'envi d'un ouvrage à l'autre, ou faisant l'objet de copies. Ainsi, quand Étienne Dolet procure en 1542 des éditions illustrées du Gargantua et du Pantagruel de Rabelais, il utilise des vignettes qui, pour certaines, ne sont que les copies beaucoup frustes des bois qui ornaient l'édition de ces mêmes textes publiés cinq ans plus tôt à Lyon chez un autre imprimeur, Denis de Harsy, lesquelles, entre-temps, viendront illustrer d'autres éditions - parisiennes et lyonnaises - parues durant la même période, sans distinction de genres, ouvrages en prose comme recueils poétiques. On constate néanmoins que ce « corpus iconographique », majoritairement constitué de vignettes donnant à voir des scènes amoureuses et courtoises, se spécialisent progressivement dans les éditions des romans appartenant à la veine du roman sentimental qui, comme on l'a signalé plus haut, connaît un immense succès dans les années 1530-1540. Ainsi, entre le Gargantua de 1537 et celui de 1542, des images de Harsy à celles de Dolet, l'iconographie sentimentale s'affirme au terme d'une période où se constitue peu à peu une tradition éditoriale accompagnant l'émergence d'un nouveau genre littéraire. Dans le cas des éditions Dolet, il est donc permis de penser que l'iconographie révèle une stratégie d'éditeur prenant acte du succès du roman sentimental illustré, et tâchant d'en profiter pour élargir plus encore le lectorat susceptible d'accueillir, à un moment donné, les textes rabelaisiens.

 

Genre littéraire et création éditoriale : l'emblème et les genres « mixtes »

Mais le cas du livre illustré comme fruit de stratégies éditoriales est plus intéressant encore quand on se penche sur le genre de l'emblème, dont la naissance et l'extraordinaire développement se font dans ce contexte où la pratique de l'illustration a la faveur des ateliers d'imprimeurs. Contexte éditorial donc, mais aussi contexte culturel dans la mesure où, comme on le sait, la Renaissance fut cet âge qui hissa l'image visuelle à un rang inédit jusque-là, forte du renouveau que connaissent alors, pêle-mêle, la mentalité symbolique, la pensée figurative et les arts de mémoire, lesquels trouvent dans l'espace du livre imprimé un lieu privilégié d'expression. De fait, l'emblème exercera une influence durable sur les pratiques littéraires et les théories du symbole dans l'Europe des XVIe et XVIIe siècles. L'emblème, que la tradition critique a coutume de qualifier de « genre mixte », repose sur l'association d'une gravure et d'un texte versifié, le tout surmonté d'une courte devise. Sa naissance est actée par la parution en 1531 du recueil du milanais André Alciat. Or ce recueil n'avait en aucune façon été pensé par son auteur comme devant être illustré. C'est son éditeur qui prit cette initiative tandis que la mise en page de ses emblèmes évolua d'éditions en éditions, avec le choix de faire figurer un emblème par page et de l'enserrer dans un encadrement richement orné (fig.4 et 5). Une comparaison des différentes éditions d'Alciat permet alors de mesurer l'importance peu à peu accordée à l'élaboration d'un canon esthétique et typographique appelé à fournir le modèle de ce que la critique allemande des années 1950 a appelé l'emblema triplex, où l'unité visuelle assurée par l'unité spatiale de la page renforce l'unité sémantique entre la gravure, la devise (ou inscriptio) et la glose poétique (ou subscriptio) : c'est ce modèle qui inspirera alors un certain nombre d'emblématistes français.

Ainsi, si l'emblème s'est très rapidement imposé comme un genre fondamentalement hybride fondé sur une articulation dialectique entre texte et image, il faut dire qu'il se constitua progressivement comme tel au gré de l'histoire éditoriale du recueil fondateur du genre. Quant aux autres recueils d'emblèmes, composés à la suite de celui d'Alciat, ils furent le fruit, à des degrés divers, d'une collaboration entre auteurs, éditeurs et illustrateurs, si bien qu'il faut différencier les cas où les illustrations préexistèrent au texte et ceux où elles furent pensées expressément pour lui, ceux où elles furent choisies par l'éditeur, supervisées voire exécutées par l'auteur, ou encore nées d'une collaboration de ce dernier avec l'artiste chargé de les dessiner et de les graver. On peut donc parler, avec Alison Adams, d'un véritable « comité éditorial » de l'emblème. En outre, si certains ateliers d'imprimeurs se spécialisent tout particulièrement dans ce type de publication, cela peut aussi s'expliquer par la ligne éditoriale qu'adoptent quelques-uns d'entre eux. C'est par exemple le cas de l'officine du grand imprimeur lyonnais Jean de Tournes, dont on déjà vu combien il s'engagea dans la mode du beau livre illustré (voir 1e partie du cours, « orner et illustrer le livre »).

L'histoire éditoriale du recueil d'Alciat et de ceux qui l'ont suivi permet ainsi de voir combien ses progressives métamorphoses formelles accompagnèrent la constitution même des canons du genre qui, simultanément ou postérieurement, influèrent sur l'ensemble de la création emblématique, tout comme elles contaminèrent l'esthétique de formes devenues comme des satellites du genre : métamorphoses d'Ovide illustrées, bestiaires illustrés, bibles figurées. Ainsi, s'il est permis, pour ces genres mixtes que sont l'emblème et ses satellites, de parler d'une tradition littéraire et philosophique dont les origines intellectuelles sont à chercher du côté de la pensée figurée, il convient d'évoquer tout autant la tradition éditoriale d'où elle est aussi, en grande part, issue. Il est d'ailleurs révélateur de constater que les discours théoriques sur l'image qui nourrissent nombre des préfaces en tête de nos recueils « mixtes » sont composés non seulement par les auteurs, mais aussi par les imprimeurs. Ces préfaces donnent à lire des commentaires théoriques plus ou moins développés qui renseignent sur les fonctions alors dévolues aux images visuelles, dont elles justifient ainsi la présence. Ce pouvoir de l'image, l'imprimeur Jean de Tournes en fait état de façon remarquable dans son Épître au lecteur figurant en tête des Figures du Nouveau Testament de Charles Fontaine, qu'il publie en 1554 :

« Les choses d'instruccion qui sont representees à la vuë, et par icelle ont entree en l'apprehension, et de là en avant en l'entendement, et puis en la memoire, esmeuvent et incitent davantage, et demeurent plus fermes et stables, que celles qui ont leur seule entree par l'oreille. A cause dequoy vous ay fait dresser ce present Livret de figures, prinses sur les histoires du nouveau Testament, et concernans les principaus articles, mysteres, et points de nostre salut, et sainte Foy Chrestienne et Catolique, avec l'exposicion, en petis vers, mise brievement au dessouz de chacune d'icelles. Recevez le donq, Lecteurs, pour recreacion à l'œil, ayde à la memoire, et contentement à l'esprit, que Dieu vous vueille tousjours garder à son honneur et louenge eternelle ».

Mais ce type de discours éditoriaux appelle la prudence : comme le font valoir Jean-Marc Chatelain et Laurent Pinon, « ils mêlent étroitement le lieu commun et l'authentique sentiment des images ». Pour le dire autrement, il n'est pas évident de faire la part entre la sincérité du discours et ce qui pourrait tout aussi bien relever du pur procédé rhétorique cherchant à capter le lecteur, entre la mise en avant de l'image comme signe à plus haut sens et son utilisation comme argument publicitaire dont la présence attirera un lectorat dont elle occupe depuis longtemps l'univers mental.

Le cas du livre illustré en général, et de l'emblème en particulier, est ainsi révélateur du statut complexe du libraire-imprimeur à la Renaissance, des conflits d'intérêt qui l'opposent aux auteurs ou de la fructueuse collaboration qui peut naître entre eux, de la façon dont la « fabrique » des textes et la diffusion des livres sont soumises à des objectifs commerciaux, mais aussi tributaires de stratégies éditoriales qui, pour autant, ne sont pas dénuées de toute ambition littéraire : à bien des égards, l'instance éditoriale peut être considérée comme une instance auctoriale. Libraires et imprimeurs jouèrent ainsi un rôle actif dans la définition du champ littéraire à la Renaissance, et l'on peut aller jusqu'à dire que, parmi les grands textes, voire les grands « genres » que l'histoire littéraire a retenus, certains furent à l'origine de véritables créations éditoriales.


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