Gestions des plurilinguismes
Cours

Le jopara

En effet, un objet sociolinguistique tend à s'imposer au sein de l'interdiscours épilinguistique qui ne cesse de circuler au sein de la société paraguayenne: le jopara (ou yopará). Le terme désigne l'alternance des langues (et singulièrement la présence de l'espagnol) au sein du guarani paraguayen.

Cependant cette brève définition du jopara n'est pas la seule en circulation: on peut très bien désigner par le même terme une autre alternance de langues: la présence du guarani au sein de l'espagnol paraguayen. Mais c'est l'autre alternance qui semble plus nettement être ainsi catégorisée. À n'en pas douter le jopara est une modalité interlectale, voire un interlecte ( Boyer dir. 2010) –d'aucuns le considèrent même comme une troisième langue-, aux côtés du guarani et de l'espagnol.

Le jopara, qui pour certains Paraguayens (en premier lieu bon nombre d'acteurs de la politique linguistique et éducative) n'est pas le "bon" guarani, est assurément le " langage commun et quotidien", et "un phénomène linguistique qui accepte n'importe quelle hybridation (mélange et combinaison): c'est une lingua franca que n'importe qui peut utiliser puisque le critère du bien/mal parler n'a pas de pertinence, mais seulement la plus grande capacité pragmatique à se faire comprendre. En ce sens le yopará est une langue imparfaite dans la double acception du mot, il n'est pas établi et il se maintient constamment dans la dynamique du développement. A la différence des langues établies, le yopará possède deux caractéristiques qui permettent son dynamisme et qui configurent ce dynamisme de manière différente: en premier lieu l'absence de standardisation et en second lieu le contact permanent entre deux langues fondamentalement différentes (Penner coord. 2001 : 94-95 ; je traduis).

Et dans l'enquête déjà citée, les enquêtés invités à donner leur opinion sur le yopará sont partagés : 32,2% pensent qu'il s'agit de "la langue qui est véritablement parlée", 43,2% que c'est "une forme qui viole les règles du guarani et du castillan", et 23,7% qu'il s'agit d'"une troisième langue à côté du castillan et du guarani"; mais en fin de compte ils sont 55,9 %, donc une majorité, à "percevoir le yopará comme légitime" (Ibid : 100-101; je traduis). Quant à la définition du phénomène, il est clair qu'elle n'est pas uniforme : pour 35,6% des enquêtés il est question de yopará "quand on parle parfois castillan et parfois guarani, quant on entremêle", pour 38,9 % "quand en parlant guarani on utilise des mots du castillan bien qu'il existe les équivalents en guarani" et pour 23,9% le yopará "est une forme spontanée qui s'adapte aux nécessités immédiates des personnes" (Ibid: 102; je traduis).

Il y a bien absence de consensus dans la perception du yopará, y compris chez les linguistes et décideurs en matière glottopolitique. Ainsi si pour G. De Granda (cité par Gynan 2003), il s'agit d'un "espagnol fortement guaranisé", plusieurs autres réalités sociolinguistiques sont susceptibles d'être désignées par "yopará", selon S. N. Gynan (2003: 57; je traduis):

- "une troisième langue qu'on trouve dans la bouche des enfants monolingues en guarani, produit d'une convergence",

- "le guarani parlé par des non-natifs, castillano-parlants",

- "le guarani des bilingues caractérisé par le changement de code",

- "le guarani paraguayen, avec des emprunts linguistiques au castillan".

On peut aisément déduire des diverses observations, opinions et positions qu'on a bien à faire au Paraguay à un complexus diglossique dans lequel un ensemble interlectal, à géométrie variable, s'intègre dans un continuum sociolinguistique où le guarani et le castillan (aux standards de nature très différente) occupent chacun un pôle de référence. Selon des modalités variables en fonction des diverses aires géolinguistiques du pays, ce complexus intègre également des langues (et dialectes) indigènes (dont certaines sont de la famille guarani) parlées par des populations plus ou moins (de plus en plus ?) réduites, langues désormais officiellement protégées.

Et l'on peut comprendre que cette configuration ne soit pas sans poser quelques problèmes à l'entreprise de politique linguistique et éducative en cours. Comme le fait observer G. Corvalán, "il convient de différencier l'usage et l'enseignement du "jopara" comme variante linguistique à l'intérieur du système, dans une perspective conceptuelle et une autre pratique, malgré l'étroite relation entre les deux [...] L'usage est la manifestation la plus importante d'une langue vivante. Pour autant, enseigner en ou le "jopara" c'est transmettre un système linguistique en constante situation de changement, si l'on veut bien considérer que les interférences, emprunts et transferts au sein du discours, dans une situation de contact intime, n'ont pas de limites" (Corvalán 2006: 14; je traduis). Il ne s'agit pas d'un problème secondaire sur le chemin difficile de l'Éducation bilingue.

La mise en œuvre d'un traitement du conflit diglossique paraguayen, qualifié de "bilinguisme", via l'éducation nationale est en effet désormais inscrite dans les orientations politiques de l'État paraguayen. Certes la Loi linguistique tant attendue tarde à être votée, mais il existe des textes législatifs et réglementaires adoptés avant et après la promulgation de la Constitution de 1992 qui sont autant de dispositions officielles en vigueur. Cependant il convient de rappeler que si la dimension éducative (enseignement-apprentissage) de toute politique linguistique est fondamentale, elle ne saurait se passer de deux autres volets non moins fondamentaux : la normativisation linguistique qui concerne surtout la langue dominée, minorée (planification du corpus) qui suppose standardisation et codification et la normalisation sociolinguistique (planification du statut) qui concerne les fonctionnements socioculturels des langues en conflit : leurs statuts respectifs et, pour ce qui concerne la langue jusqu'alors marginalisée, la généralisation de ses emplois dans tous les compartiments communicationnels de la vie communautaire (Boyer 2001). Dans la situation actuelle du Paraguay, c'est le volet éducatif qui est en première ligne et fait l'objet de bien des débats.

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