Gestions des plurilinguismes
Cours

Politique linguistique et éducative aujourd'hui

Qu'en est-il au XXIe siècle ? Malgré les événements historiques tragiques de la fin du siècle dernier et les changements successifs de régimes politiques, le plurilinguisme en Voïvodine subsiste. Une enquête de terrain réalisée par nous-mêmes en 2000 auprès de 310 lycéens hongrois, slovaques, roumains et ruthènes scolarisés en langue maternelle, et leurs enseignants, portant sur les usages et les fonctions des langues en coexistence en Voïvodine, le montre très bien, confirmant les enquêtes officielles qui sont réalisées et publiées régulièrement sur l'état du plurilinguisme dans cette province de Serbie.

Sur la totalité des élèves que nous avons interrogés, 94 % ont déclaré avoir pour langue maternelle une autre langue que le serbe, notamment la langue de l'enseignement du lycée dans lequel ils sont scolarisés. Pour 78 % d'entre eux, la seule langue utilisée en famille est précisément la langue maternelle. Dans les salles de sport et les terrains de jeux, le serbe est employé aussi souvent que la langue maternelle par la moitié des personnes interrogées. De même, avec leurs camarades de classe et leurs professeurs, 68 % et 88 % d'élèves déclarent employer deux langues conjointement, et 31 % et 11 % seulement la langue maternelle. Cela tendrait à montrer que les répertoires bilingues sont socialement très intégrés et que l'attitude n'est ni séparative (usage exclusif de la langue minoritaire) ni ségrégative (usage dominant de la langue majoritaire) : le bilinguisme est la tendance dominante autant dans les cours de récréation que dans les couloirs des écoles. Le serbe est employé très souvent dans les commerces par 27 % d'élèves, dans une proportion quasi égale avec la langue maternelle (25 %). Mais ce sont surtout les deux langues ensemble qui y sont parlées. Là encore, les résultats différents entre un milieu fortement homogène et un milieu qui ne l'est pas. À la mairie, un grand nombre utilise seulement la langue maternelle : 22 % contre 25 % pour le serbe exclusivement, même si la combinaison des deux langues domine. Cette donnée confirme la pertinence du découpage du domaine administratif selon le degré de bilinguisme local. La situation est quelque peu analogue dans les services de santé où 45 % alternent deux langues, 18 % parlent la langue maternelle, et 37 % ne parlent que le serbe, ce qui indique une couverture étendue des services bilingues. Dans les cafés et les bars, 60 % alternent les deux langues, 18 % parlent seulement la langue maternelle et 22 % uniquement le serbe, ce qui confirme la mixité des codes entre pairs et dans l'entourage proche, et par conséquent, le caractère organique du bilinguisme. Le fait que le serbe domine dans les services de santé comme langue principale, en raison des contraintes sur le recrutement des personnels mentionnées plus haut, est un bon test de sensibilité des réponses aux ressources linguistiques des interlocuteurs. Il nous semble important également de souligner que les attitudes déclarées par ce jeune public et leurs enseignants ne relèvent pas d'une idéologie irrédentiste (alors que la tentation pourrait être grande), ni « ethniste », ni xénophobe ou nationaliste. L'enquête a montré une volonté d'intégration, qui s'exprime à travers l'absence d'antagonisme en termes nationaux ou ethniques.

Sur le plan législatif, l'époque récente a apporté quelques changements. L'un des premiers textes de loi votés après l'an 2000 a concerné précisément le domaine des droits des minorités. La Loi sur la protection des droits et des libertés des minorités nationales a été adoptée le 26 février 2002. À lire le texte de la loi, on constate qu'elle part du principe que :

« la multiculturalité et les diversités traditionnelles qui proviennent de langues, de cultures matérielles et spirituelles, d'origines, de coutumes, de religions, d'histoire et de tradition des citoyens différents et le maintien des minorités nationales, représentent des valeurs sociales que l'on doit sauvegarder et développer ».

L'enseignement est traité dans l'article 13 :

« Les membres des minorités nationales ont le droit à la formation et à l'enseignement dans leur langue dans les écoles maternelles, primaires et secondaires ».

L'année suivante, en 2003, la Serbie a adopté une Charte des droits de l'homme, des minorités et des libertés citoyennes. Cet acte et la loi de 2002 que nous venons de citer, forment actuellement la base du cadre officiel et juridique nécessaire pour une réalisation effective et satisfaisante des droits des minorités.

Le domaine éducatif, quant à lui, a été légiféré en 2004, lorsque la Loi sur les fondements de la formation et de l'éducation a été modifiée. Elle a confirmé le droit des minorités à l'éducation en leur langue, si le seuil de quinze élèves minimum pour l'ouverture d'une classe est respecté, ainsi que la possibilité pour les élèves issus de minorités d'apprendre la langue et la culture maternelles s'ils sont scolarisés en langue majoritaire – le serbe.

Le cadre officiel, comme on le voit, ne tolère la discrimination d'aucune des minorités en Serbie. Cependant, cette discrimination, que les lois sont censées prévenir, reste parfois visible dans la pratique éducative. Ce n'est pas le moindre des paradoxes de constater qu'elle touche surtout la population rom, qui est en Serbie, tout comme ailleurs en Europe, la minorité la plus stigmatisée. Nous sommes donc là face à un problème récurrent dans le paradigme du droit des minorités, à savoir l'écart entre les intentions et les dispositions de jure et les conditions de facto, dues tant aux conditions de la praxis éducative, aux conditions et à l'état des infrastructures censées appliquer la loi (les écoles), qu'aux représentations psychosociales des divers acteurs impliqués dans un processus de réforme.

Sur le plan éducatif, l'enseignement dans les langues minoritaires, du moins pour les langues officielles, perdure, et ceci, à tous les niveaux : de l'école maternelle, en passant par le secondaire, jusqu'à l'université. Les écoles maternelles en Serbie fonctionnent le plus souvent de façon unilingue, mais il arrive qu'elles proposent plusieurs langues d'enseignement, même si le plus souvent il s'agit de deux langues. La situation est similaire dans le primaire. Dans le secondaire, la possibilité de suivre un enseignement complet dans sa langue maternelle existe également, mais les écoles sont de plus en plus confrontées au manque de personnel qualifié pour certaines matières. Le deuxième problème qui pourrait être mentionné est celui du manque d'orientations disponibles dans le secondaire, ainsi que l'éloignement des écoles des lieux d'habitats des membres de minorités. Au niveau universitaire, les minorités ont surtout la possibilité de former les maîtres d'école et les professeurs de langue, dans des Écoles supérieures de formation des maîtres et les chaires de langue et de littérature à Novi Sad et à Belgrade.

Cependant, cet enseignement en langues minoritaires, satisfaisant peut-être en quantité ne l'a pas forcément toujours été en qualité. Un problème épineux est celui des manuels : souvent traduits du serbe, sans la nécessaire adaptation qu'implique un enseignement extraterritorial au contexte national, ils ont parfois été conçus par des pédagogues insuffisamment formés. Fort heureusement, le XXIe siècle a apporté quelques nouveautés dans la conception des programmes éducatifs. Pour la première fois, les membres des minorités nationales participent activement à l'élaboration de ces programmes qui les concernent, et l'on commence à distinguer entre « trois groupes de manuels », qui contiennent davantage d'éléments de la culture nationale des minorités par rapport au passé. Par exemple, comme nous l'a expliqué Aleksandra Vujić dans l'entretien que nous avons réalisé avec elle, le premier groupe de manuels, composé de documents didactiques de littérature et de langue, est entièrement élaboré par des auteurs issus des minorités. Le deuxième groupe de manuels, composé de livres de sciences de la nature et de la société d'une part, d'histoire d'autre part, est caractérisé par ce qu'on appelle des « compléments » de la culture nationale et de l'histoire de la minorité. Ces compléments sont rédigés par les auteurs issus des minorités et viennent enrichir le manuel existant. Le troisième groupe est formé par les manuels d'éducation musicale et d'arts plastiques. Il est prévu que 30 % du contenu de ces manuels concerne la culture et l'art de la minorité en question. Ces changements récents et inattendus ont apporté une note très positive dans le domaine des droits minoritaires en Serbie et en Voïvodine.

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