L'occitan, une histoire

Le midi bouge : les débuts d'une renaissance culturelle

À tout seigneur tout honneur : parmi les pères de cette renaissance, on peut ranger l'Abbé Grégoire. Mais il ne l'a pas fait exprès.

Le but de sa grande enquête de 1790 était très politique : il s'agissait d'identifier les points du territoire sur lesquels l'existence d'une langue distincte du français pouvait faire écran à la diffusion des idées nouvelles, et favoriser par là-même le désordre et la dissidence. Son grand rapport du printemps 1794 tire les conséquences de son enquête, en faisant de l'éradication de « patois » hérités du féodalisme la condition sine qua non de l'enracinement de la République et de ses valeurs libératrices. Mais l'enquête a suscité l'intérêt des militants révolutionnaires qui lui répondent pour le sujet, obligeant le rapporteur à faire état de ce qui est remonté du terrain quant à l'ancienneté du patrimoine littéraire des provinces méridionales. Grégoire concède même que l'étude des patois peut avoir quelque intérêt pour éclairer l'histoire nationale, voire enrichir la langue française. Et surtout, le fait même de consacrer tant d'efforts à la question des « patois » les fait émerger comme problème, alors que l'ancien régime les ignorait, et que le pouvoir révolutionnaire n'a en tout état de cause pas les moyens d'entreprendre la politique d'éradication préconisée par l'abbé.

Abbé Grégoire (1750-1831). Auguste Bry, Bibliothèque numérique de la New York Public LibraryInformationsInformations[1]

Il a des successeurs sous le Premier Empire, et non des moindres : le tout puissant ministère de l'Intérieur lance en 1807 une grande enquête sur les « patois » de l'Empire, confiée aux préfets et aux sous-préfets, lesquels se tournent souvent vers des érudits locaux qui se prennent au jeu et poursuivront parfois leurs recherches, avant de les publier, bien après la fin de l'enquête. Ainsi naît la dialectologie française...

Le Second Empire reprend le flambeau : en 1853, le ministre de l'Instruction Publique, Fortoul, un Occitan d'ailleurs, lance une enquête, via les recteurs et les inspecteurs, sur le chant populaire français : ainsi naissent des vocations de collecteurs et, d'une certaine manière, une branche de l'ethnologie sur terrain français.

Parallèlement à ces enquêtes de terrain, d'autres fouillent les archives et exhument les monuments du passé national, ou entreprennent de réécrire l'histoire de la France. Un académicien d'origine provençale, Raynouard, publie ainsi des textes de ces troubadours déjà identifiés au siècle précédent, mais qu'on ne connaissait partiellement qu'à travers de médiocres traductions. Son travail pose tout bonnement les Troubadours aux origines de la littérature française, et fait de leur langue un vestige de la « langue romane » issue du latin qui a donné naissance aux langues italienne, espagnole, portugaise et... française. Voilà le « patois » des paysans du Midi promu à la dignité de descendant le plus pur d'une langue ancestrale d'envergure européenne...

Au même moment des historiens « libéraux » redécouvrent la croisade albigeoise, et en font un épisode tragique d'une lutte séculaire entre les Lumières qui régnaient dans le Midi du XIIe siècle avec la poésie, la démocratie et la tolérance, et les Ténèbres incarnées par la coalition des clercs fanatiques et des féodaux cruels. Le Midi des paysans frustes et violents a donc été, jadis, le théâtre des premiers efforts de l'esprit français pour se libérer...

Bien sûr, ce moment de redécouverte du Midi médiéval ne dure pas. On découvre bientôt à la littérature française une autre origine, avec Chanson de Roland. Et le drame albigeois est tout aussi vite minimisé, sinon justifié : après tout, il constitue une étape fondamentale dans la construction de l'État français. Mais c'est trop tard : ceux qui dans le Midi s'intéressent à la culture de leur pays ont désormais à leur disposition un argumentaire hautement valorisant, qu'ils commencent à développer dès les années 1840.

Au même moment se développe par contre dans les provinces méridionales un phénomène nouveau : la croissance régulière d'un écrit en langue d'oc qui trouve progressivement un public de plus en plus large au rythme de l'alphabétisation des classes populaires occitanes, et de la démocratisation relative de l'imprimé. Un peu partout en pays d'oc des vocations de poète « patois » s'éveillent, encouragées dès les années trente, par le succès de l'Agenais Jasmin qui récite ses poèmes dramatiques « gascons » dans toutes les provinces du Midi et jusqu'à Paris, où il est salué par la critique. Bientôt s'esquissent des essais de coordination de ces nouvelles vocations éparpillées un peu partout, à travers des revues, ou le premier concours littéraire ouvert aux auteurs « patois » sous l'égide de la Société Archéologique de Béziers dès 1838. En 1854, après l'échec relatif de deux congrès de poètes d'oc tenus en Provence les années précédentes, quelques jeunes poètes de la région d'Avignon créent la première association littéraire consacrée explicitement à la renaissance d'oc : le Félibrige de Roumanille, Aubanel et surtout Mistral.

En 1859, son premier grand poème, Mirèio, salué par Lamartine, reçoit un accueil enthousiaste, quoiqu'ambigu, de la critique parisienne. À partir de là, le Félibrige cesse d'être un groupe confidentiel de basse Provence pour recruter progressivement dans le Midi tout entier, réunissant et encourageant des vocations de plus en plus nombreuses.

Ce que leur apporte le Félibrige, outre un cadre organisationnel complexe, mais somme toute valorisant, c'est un certain nombre d'outils et de principes : côté outils, la fixation d'un code graphique, d'abord pour le provençal des fondateurs, étendu et adapté ensuite aux autres dialectes d'oc. Réforme graphique complétée par un effort d'épuration et d'équipement de la langue. Côté principes, l'ambition de bâtir avec ces outils une littérature adulte reprenant tout le terrain perdu par la langue depuis le Moyen Âge.

Frédéric Mistral, œuvre de Paul SaïnInformationsInformations[2]

Assez tôt (vers 1860), Mistral entrevoit la possibilité de sortir du seul cadre littéraire en passant de la défense de la langue à la défense du pays, par la revendication d'une décentralisation radicale rendant aux provinces méridionales une certaine autonomie. Il est encouragé dans ces idées par la découverte de la renaissance catalane qui commence à peu près au même moment en Espagne. Catalans et « Provençaux » parlent des langues étroitement apparentées, partagent des références historiques médiévales communes, et le catalanisme naissant développe vite une attitude protestataire face à Madrid. D'où le rêve mistralien d'une rupture avec la centralisation et de l'établissement d'une fédération européenne rendant leur place aux petits peuples engloutis par les grands États... D'autres à sa suite dans le Félibrige reprendront régulièrement ce type de revendication, y compris un certain Charles Maurras en 1892, avant qu'il se dirige vers d'autres rivages.

Autre revendication qui émerge après 1870 : celle d'une place faite à l'occitan dans une école primaire, celle de Jules Ferry bientôt, qui ne veut connaître que le français. Là encore, cela reviendra assez régulièrement par la suite, en vain, du moins jusqu'au milieu du siècle suivant (cfr. L'école française et l'occitan).

Problème : les espoirs initiaux, sans être totalement déçus, doivent être progressivement révisés. On l'a dit, l'accueil de l'intelligentsia nationale à cette nouvelle littérature d'oc qui s'invite chez elle est ambigu. Mistral en 1859 valait aux yeux de bien des critiques en ce qu'il apportait une touche d'exotisme intérieur avec sa campagne provençale pittoresque, et son histoire d'amour émouvante. Et par ailleurs, il était utilisable comme anti-Baudelaire, gardien de valeurs esthétiques classiques face aux « rénovateurs littéraires ». Pour le reste, ce n'était après tout jamais qu'un provincial, fils de paysan (et paysan lui-même croyait-on), bref, il ne ferait pas partie du monde des auteurs qui comptent tant qu'il n'écrirait pas en français... Quant aux autres auteurs d'oc, ils sont soigneusement ignorés, quel que soit leur talent.

Et dans le Midi même, les félibres ne seront jamais beaucoup plus que quelques centaines. Sociologiquement, ils représentent les nouvelles classes moyennes, comptent fort peu de notables ou de décideurs, ceux qui détiennent le pouvoir, encore moins de paysans ou d'ouvriers, soit les classes populaires occitanophones, peu intéressées par la défense d'une langue qu'elles commencent à considérer comme un obstacle à la promotion sociale de leurs enfants, qui ne peut passer que par l'acquisition du français. Quant aux revendications fédéralistes, ou même simplement décentralisatrices, elles ne font assurément pas partie des urgences du débat politique du temps. Les revendications portant sur l'école ne sont pas mieux reçues.

Autant dire que si le Félibrige n'échoue pas totalement, il s'en faut qu'il fasse le poids face à une culture française de plus en plus hégémonique et de mieux en mieux diffusée dans les profondeurs de la société occitane...

  1. source : wikimedia Licence : Domaine Public

  2. source : wikimedia Licence : Domaine Public

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