L'occitan, une histoire

Pour en finir avec l'Occitanie ? Ou pour recommencer ?

Arrivés à ce stade, nous pourrions conclure que la dissolution de l'Occitanie dans un espace plus vaste, la France, est arrivée à son terme, et qu'il ne s'agit plus désormais que d'une histoire passée et dépassée. Ce pays assez amorphe, somme toute, n'a jamais bénéficié de la légitimation que fournissent des structures étatiques, si imparfaites et éphémères qu'elles soient. Il y a eu une Provence, une Aquitaine, un domaine toulousain, on voit bien que, même si c'est de justesse au fond, ces territoires n'ont jamais été unis sous une même domination politique, de celles qui identifient un pays, ou ce qu'on appelle si facilement une nation. C'est la France qui à sa façon réalise l'unité des terres d'oc, à condition bien sûr d'oublier la Val d'Aran et le versant occitanophone des Alpes piémontaises. Et si ces divers territoires ont eu à un moment une histoire autonome, au Moyen Âge, qui en faisait plus généralement la frange septentrionale de l''Europe du Sud, reliée à des péninsules ibérique ou italique avec lesquelles ils entretenaient des rapports étroits, il est clair que la Croisade albigeoise les arrache à ce tropisme méridional pour en faire le pourtour sud d'un État dont le centre de gravité est bien plus septentrional. Dès lors, l'espace occitan n'est plus grand-chose d'autre qu'une périphérie soumise, malgré des sautes d'humeur régulières. Les siècles qui suivent voient cette périphérie perdre progressivement tout ce qui faisait son originalité dans l'ensemble qui l'absorbe. La Révolution, à laquelle les Occitans participent activement, liquide les derniers vestiges des institutions qui l'avaient régie si longtemps : États, Parlements, frontières provinciales, consulats, jusqu'à ce droit écrit qui la singularisait encore dans la France d'avant 1789, tout cela disparaît très vite, sans que cette disparition émeuve particulièrement des populations qui entrevoient à présent un autre avenir. L'étape suivante, avec la modernisation de l'économie et de la société qui occupe les deux derniers siècles, complète le processus d'intégration, réduit les distances, ouvre des carrières parisiennes jusque-là inaccessibles, diffuse enfin, avec sa langue, la culture nationale, qui ne fait d'autre place que réduite et folklorique à tout ce qui n'est pas elle. Au terme du processus, c'est la langue elle-même, donc la justification la plus évidente de l'existence d'un objet « Occitanie » qui s'efface peu à peu au rythme de la disparition de ses derniers locuteurs.

Sans doute. Mais les choses ne se passent jamais si simplement. La spécificité de ce Midi occitan demeure au fil des siècles. Elle se manifeste de diverses manières, qu'il convient d'analyser avec prudence. Bien sûr, les révoltes récurrentes contre le fisc qui traversent les siècles, l'éternel retour de la figure du Croquant, ne sont pas porteuses d'on ne sait quelle revendication « identitaire », d'une quelconque aspiration à une Occitanie libre reconstituée par la rupture avec la France. Mais ces révoltes n'en existent pas moins, là, et pas ailleurs, ou pas au même rythme ni avec la même intensité. On ne peut pas faire comme si cela ne signifiait rien, même s'il reste à chercher ce que cela signifie. Des comportements, des traits de mentalité, une sociabililité subsistent, dont les premiers intéressés n'ont sans doute même pas conscience eux-mêmes, héritage de structures sociales et mentales plusieurs fois séculaires. Le Nord lui-même concourt à maintenir la conscience d'une singularité méridionale, ne serait-ce que par les clichés qu'il cultive à propos des gens d'en bas, et dont on suit la trace à travers les siècles, à la fois changeants et si stables. Et la langue, comme la culture qu'elle porte, et la littérature dont elle est l'outil de création, tout cela subsiste aussi. On aura remarqué que les derniers chapitres de cette histoire font intervenir des acteurs particuliers, les félibres, les occitanistes, quel que soit le nom qu'on leur donne, et quel que soit leur poids réel, ceux qui utilisent et défendent une langue que tant d'autres négligent. Par une sorte de mouvement de ciseaux, les deux derniers siècles sont ceux qui voient le déclin des bases objectives de la singularité « occitane » combattu, faute d'être vraiment compensé, par un mouvement de plus en plus déterminé de reconstitution d'une conscience d'appartenance et d'une culture, qui au demeurant ne se pose pas en opposition frontale avec une culture française largement assimilée. Par un mouvement qui n'est d'ailleurs pas spécifique à la France, c'est le mouvement même d'unification des marchés, des cultures, des structures, qui provoque en retour le questionnement de ceux qui sont invités à se fondre sans phrases dans un grand mouvement globalisant dont ils ne sont ni les initiateurs, ni les bénéficiaires.

L'historien a déjà assez de mal à comprendre ce qui s'est passé jadis. On lui pardonnera donc de ne pas prétendre prévoir ce que pourrait être l'avenir. Mais au moment où il clôt le parcours séculaire qu'il a suivi jusqu'ici, il se gardera bien d'écrire le mot « fin ».

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