L'occitan, une histoire

Grandeur et décadence de l'empire carolingien

C'était une bonne idée, l'Empire. Sauf que ça ne va pas durer.

Car il y a toujours cette vieille tradition du partage entre les fils du chef, partage qui ne satisfait personne, bien sûr. Le successeur de Charlemagne, son fils Louis, dit « le Pieux », a la chance d'être le seul héritier, et il conserve donc le titre d'Empereur et la totalité de l'héritage. Mais il n'en va pas de même à la génération suivante.

Quatre fils de deux lits différents se disputent la succession. L'un d'entre eux, Pépin, avait reçu du vivant de son père le titre de roi d'Aquitaine, mais l'avait perdu pour cause de déloyauté. Restent en lice à la mort de Louis les deux frères de Pépin, Louis et Lothaire, et leur demi-frère, le jeune Charles, dit le Chauve. Les débats tournent tout de suite mal. On sait que Charles et Louis s'allient contre Lothaire en échangeant à Strasbourg en 842 ces serments où apparaissent les premières traces d'une langue nouvelle, le « roman », en fait une forme assez bricolée de ce qui est en train de devenir la langue d'oïl.

Traité de Verdun : L'Empire Carolingien à son apogée avec sa division de 843
Traité de Verdun : L'Empire Carolingien à son apogée avec sa division de 843InformationsInformations[1]

L'année suivante à Verdun, un partage apaise provisoirement le conflit entre les frères : à Louis l'est de l'Empire ; Lothaire, l'aîné, reçoit, avec le titre d'empereur, une longue bande étroite de territoire joignant la capitale Aix-la-Chapelle au Nord et Rome au Sud. À Charles, le petit dernier, revient la partie occidentale de l'héritage, la Francia Occidentalis.

Du coup, la Gaule du Sud se retrouve partagée : Lothaire conserve la future Provence et, outre Rhône, le futur Vivarais ; Charles reçoit l'Aquitaine et la Septimanie, plus la Marche d'Espagne, la future Catalogne. Mais il découvre tout de suite que ses frères et lui avaient un peu trop vite oublié Pépin, le frère déchu, dont le fils, Pépin II, conteste la souveraineté de Charles, avec le soutien d'une bonne partie de l'aristocratie locale : l'Aquitaine ressuscite donc une fois de plus. Le conflit ne s'achève qu'en 864 par la défaite définitive de Pépin. Mais Charles n'est pas au bout de ses peines.

Il peut du moins se consoler en admirant ce qui se passe chez Lothaire, en Provence, là où les ducs locaux, soutenus là aussi par l'aristocratie locale, se révoltent avec une belle régularité. À la mort de Lothaire en 855, son domaine est partagé, comme il se doit, entre ses héritiers, et c'est au cadet, Charles, que revient la Provence, avec un titre royal. Il meurt en 863, et aussitôt son oncle le Chauve essaie de récupérer la Provence avec l'aide d'un potentat local, le duc Boson, qui est aussi d'ailleurs son beau-frère. Mais ce parent peu scrupuleux décide vite de jouer son propre jeu, contre son allié, et il se fait couronner roi de Provence en 879, avec le soutien comme de juste d'une aristocratie locale peu soucieuse de se soumettre au grand voisin Charles. C'est quand même ce dernier qui gagne à la fin. Provisoirement du moins, car en 894, le fils de Boson, Louis, récupère la couronne et le royaume de son père, encore et toujours avec le soutien de l'aristocratie locale.

Ce serait donc elle, des deux côtés du Rhône qui ferait la pluie et le beau temps, soutenant contre les héritiers légitimes ses propres candidats ? C'est que, bien tenus en main sous Charlemagne et Louis le Pieux, tous ces comtes et ducs s'émancipent, d'autant plus facilement d'ailleurs que leurs souverains théoriques, face à leurs propres compétiteurs, sont bien obligés d'acheter le soutien de leurs subordonnés, dans une surenchère perpétuelle.

Le mécanisme est simple : Charles, Lothaire, Pépin et les autres sont conduits à concéder à leurs partisans des terres en pleine propriété, prélevées sur le fiscus, le domaine public, qui s'appauvrit d'autant. Il suffit donc à ces comtes et ducs de changer de camp au bon moment en se vendant au mieux-disant, pour arrondir leur patrimoine et finir par acquérir une considérable autonomie de fait. En 876, Charles le Chauve doit faire une concession majeure : les comtes ne seront désormais plus ses représentants amovibles, comme sous son père et son grand-père : ils obtiennent le droit de transmettre leur comté à leurs descendants. Du coup, ils ne sont plus ces sortes de délégués du pouvoir central exerçant une fonction au nom de leur souverain, ils deviennent les véritables patrons du territoire qui leur avait été confié et qui se retrouve de fait en quelque sorte privatisé, même si nominalement, les comtes relèvent toujours du roi...

Ils peuvent dès lors mener leur propre politique et chercher à arrondir leur domaine en acquérant d'autres comtés, quitte à se battre contre les comtes voisins. Pour cela, ils se trouvent obligés à leur tour d'acheter les titulaires des postes inférieurs, vicomtes, vicaires, vassi, en leur concédant des terres prélevées sur le patrimoine public dont ils se sont eux-mêmes emparés à l'étape antérieure. Les mêmes causes produisant les mêmes effets à chaque étape et à chaque échelon, ces nouveaux maîtres du sol s'approprient les fonctions régaliennes qu'ils exerçaient jusque-là par délégation : fiscalité, justice, bientôt monnaie, pouvoir militaire bien sûr ; ils assurent la « protection » des populations en échange de la « fidélité » que ces dernières sont contraintes de leur jurer.

Petit à petit donc, l'édifice bâti par les premiers successeurs de Charles Martel se transforme en coquille vide. Il y a certes toujours des rois des Francs, mais ils accèdent au trône à condition d'être élus par les grands du royaume. Ces derniers prennent l'habitude au Xe siècle de jouer l'alternance entre deux familles principales : les Carolingiens, mais aussi une famille comtale émergente, celle des Robertiens, appuyés sur leur domaine parisien. C'est cette famille qui en 987 l'emporte définitivement sur sa rivale, avec l'avènement d'Hugues Capet : les Robertiens deviennent dès lors et pour longtemps, les Capétiens.

Mais Paris, vu du sud, c'est loin. La logique des choses veut que les liens réels se distendent de plus en plus. Dès 952, il n'y a plus de contact direct entre les grandes familles du Sud et le roi. À l'avènement d'Huges Capet, les grands comtes du Sud peuvent même se permettre de ne pas le reconnaître : ils ne participent de toute façon plus à l'élection du roi depuis longtemps. Il faudra deux siècles pour que ce contact soit renoué.

Crypte où furent retrouvées les reliques de Sainte Anne, à Apt.InformationsInformations[2]

Une seule institution est encore en mesure de maintenir un semblant d'unité sur le territoire de l'occident chrétien : il s'agit bien sûr de l'Église. Même si l'évêque de Rome n'a pas encore tout à fait tous les pouvoirs qui seront ceux des Papes de la période suivante, la hiérarchie de l'Église lui assure une cohésion dont le monde laïc ne bénéficie plus. Avec ses diocèses aux limites stables, elles, et ses évêques, ses prêtres, ses monastères avec leurs immenses domaines, l'Église constitue une véritable puissance, bien au-delà de sa fonction initiale de guide des âmes vers le salut.

Encore faut-il tenir compte d'un fait tout simple: les grandes familles laïques, celles de comtes et des vicomtes, ont bien compris l'importance de ce patrimoine ecclésiastique. Les évêques se recrutent, sans surprise, au sein de ces familles, sans d'ailleurs qu'on juge forcément utile de vérifier leur vocation et leur formation théologique. Installer un de ses fils sur un siège épiscopal constitue pour un comte ou un vicomte un investissement fructueux, et il ne se prive pas d'en profiter, quitte à dépouiller le diocèse de telle ou telle terre qu'il convoite. Bref, le processus de privatisation enclenché dans le domaine politique touche aussi le domaine religieux, au détriment bien sûr du rôle propre de l'Église, et de son image.

C'est donc un nouveau paysage qui émerge après 900 partout en Europe, et donc dans ce qui n'est déjà plus la Gaule du Sud : dès ce moment, la langue qu'on y parle justifie que l'on puisse commencer à parler d'espace occitan. Mais cet espace occitan ne constitue bien entendu pas un ensemble unitaire, mais plutôt l'échiquier sur lequel vont d'affronter des puissances concurrentes.

  1. source : wikimedia Licence de documentation libre GNU

  2. source : wikimedia Licence : Domaine Public

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