L'occitan, une histoire

Décomposition, recomposition : la mise en place des pouvoirs au Sud

Au Xe siècle, la carte de l'espace occitan est en apparence marquée au coin de la confusion la plus totale. Les vieux comtés du temps de Charlemagne changent régulièrement de contours et de titulaires, au gré de conflits récurrents et de jeux diplomatiques complexes entre quelques grandes familles au demeurant assez étroitement apparentées, entre elles comme avec la famille carolingienne, du fait de mariages opportuns. En apparence, il y a de quoi se perdre au milieu de tous ces Guilhèm, Bernard, Eudes; Raimond et autres Boson qui s'agitent.

Mais sous cette confusion on distingue quelques lignes de force dont les effets se prolongeront jusqu'au cœur du Moyen Âge : il s'agit de savoir laquelle de ces grandes familles, de ces lignages, arrivera à mettre la main sur l'ensemble de cet espace qui va de l'Atlantique aux Alpes, et dont les Romains avaient déjà perçu l'importance géopolitique

Quelques lignages, donc. Au Sud-ouest, il y a des ducs de Gascogne, porteurs de noms - Sans, Garsia, Asnar... - qui les rattachent aux Basques du sud des Pyrénées, en Navarre. Au centre, entre Rhône et Garonne, il y a les descendants d'un compagnon de Charlemagne, Guilhem, dont le fils, Bernard de Septimanie, a joué un rôle important dans les conflits entre héritiers carolingiens, se taillant ainsi, au gré de ses changements d'alliance, un domaine allant de la Septimanie à Toulouse avant d'être exécuté par Charles le Chauve en 844. Son second fils, Bernard, dit Plantevelue, est parvenu dans le second tiers du IXe siècle à se constituer un énorme domaine de la Septimanie jusqu'à l'Auvergne, le Limousin, sans oublier au Nord le Berry et le comté d'Autun, berceau de sa famille. Il meurt en 886 en essayant de conquérir la Provence contre le roi Boson.

Est-ce le signe d'une unification en marche ? Pas vraiment. À sa mort, l'ouest de ses domaines passe à une autre famille, celle des Toulouse, qui conservera son comté, entre autres, jusqu'au XIIIe siècle. Le fils de Bernard, Guilhèm, réussit par contre à récupérer le titre de duc d'Aquitaine, mais à sa mort c'est un cousin se rattachant à un autre lignage qui récupère ce duché, et le transmettra durablement à sa descendance.

Manuscrit de la chanson de Sainte Foy, un des premiers textes littéraires occitans (XIe siècle)InformationsInformations[1]

J'entendis lire, sous un pin, un livre latin du vieux temps : je l'écoutai tout, jusqu'à la fin. Jamais ne fut sens, qu'il ne l'expose. Il parla du père du roi Licin et du lignage du roi Maximin. Ceux-là chassèrent les saints, du même train que le veneur fait les cerfs au matin. Ils les mènent à prison et à fin ; morts, ils les laissaient sur le dos ; ils gisent dans les champs comme misérables ; leurs voisins ne les ensevelirent pas. Ce fut vers le temps de Constantin.

J'entendis chanson qui est belle en danse, qui fut de matière espagnole. Elle ne fut pas de parole grecque, ni de langue sarrasine. Elle est douce et suave plus que rayon de miel et plus qu'aucun piment qu'on verse à boire. Qui la dit bien à la manière française, je crois qu'il lui en viendra grand profit, et qu'en ce monde il y paraîtra.

Tout le pays des Basques et l'Aragon et la contrée des Gascons savent quelle est cette chanson, et si cette matière est bien vraie. Je l'entendis dire à des clercs et à des lettrés de bonne marque, comme le montre la passion où l'on lit ces leçons. Et si cet air vous plaît, ainsi que le premier ton le guide, je vous la chanterai libéralement.

Traduction par Antoine Thomas (texte complet)

Quant à la Provence, enjeu important quoique relevant théoriquement des héritiers de Lothaire, elle échappe à toutes les convoitises venues de l'ouest, et s'inscrit dans un autre cadre territorial, entre Bourgogne au Nord et Italie au Sud-est : là encore, ce qui se met alors en place est appelé à survivre, notamment en ce qui concerne le tropisme italien, qui mène successivement plusieurs descendants de Boson à franchir les Alpes en espérant récupérer le titre impérial. En fait, au bout du compte, c'est à la dynastie impériale allemande des Ottons que revient au XIe siècle le titre de roi de Provence. Mais l'Allemagne, c'est loin : le vrai pouvoir sur place revient donc, dès la fin du Xe siècle, à un lignage moins prestigieux, celui des comtes d'Arles.

C'est au fond ce qui se passe un peu partout : les pouvoirs supérieurs, ces ducs d'Aquitaine ou ces comtes de Toulouse qui contrôlent nominalement de vastes domaines, sont à la fois tributaires de leurs propres aléas successoraux - absence d'héritiers mâles ou, au contraire, pléthore d'héritiers potentiels qui se déchirent comme les descendants de Charlemagne avant eux - et de leur difficulté à s'assurer la fidélité de leurs propres subordonnés, comtes et vicomtes. C'est ainsi que les comtes de Carcassonne et d'Auvergne, considérant que la menace la plus grave pour leur tranquillité vient de leur voisin toulousain, préfèrent appuyer contre lui son rival aquitain : un petit jeu que l'on n'a pas fini de voir jouer par leurs lointains successeurs.

Au départ les rois de la Francia Occidentalis peuvent y participer, de loin, ou s'y trouver mêlés : lorsqu'en 887 le trône est récupéré par le Robertien Eudes, il suffit que les Aquitains refusent de le reconnaître pour que le comte de Toulouse le soutienne, jusqu'à ce qu'en 898 la dynastie carolingienne récupère le trône, entraînant comme il se doit un total renversement d'alliances, et ainsi de suite jusqu'au milieu du Xe siècle. Là, on l'a dit, les princes du Sud cessent de s'intéresser à ce qui se passe au Nord, puisque ce Nord n'a plus les moyens matériels de faire sentir la moindre pression.

Mais il ne s'ensuit pas que les dynastes du Sud franchissent le pas décisif : il y a un duché d'Aquitaine, certes, mais ce n'est pas, ce ne sera plus jamais un royaume, soumis à une domination incontestée. Ce que l'on observe au contraire, c'est l'aggravation au fil des ans du processus d'émiettement du pouvoir que l'on avait vu naître au siècle précédent. Les changements d'alliance à répétition, les trahisons successives, mais aussi les achats de fidélité qui se payent en terres prélevées sur les patrimoines des grands lignages, autant de facteurs d'instabilité qui permettent à des comparses de s'enhardir suffisamment pour se tailler à l'ombre des grands des domaines plus ou moins solides, usurpant au passage les mêmes pouvoirs régaliens que leurs supérieurs avaient déjà usurpés auparavant.

Autour de 900, l'espace occitan est divisé en une vingtaine de pouvoirs, ducaux ou comtaux. Il y en aura six fois plus trois quarts de siècle plus tard, entre comtes, vicomtes et seigneurs de moindre importance. Sans oublier les évêques et les abbés, qui, quoique hommes d'Église, suivent de près le jeu politique, aux côtés de potentats dont ils sont d'ailleurs parents...

Et sans oublier, tout en bas, de nouveaux acteurs, ces milites ou caslans (châtelains) chargés par leurs supérieurs de garder l'une de ces mottes, embryons des châteaux ultérieurs, qui commencent à quadriller le territoire.

Le tout sur fond d'insécurité généralisée, due non seulement aux conflits entre les grands pouvoirs, mais aussi à des intrus. Il y a les raids des Vikings, qui commencent dès le milieu du IXe siècle et vont se prolonger jusqu'aux débuts du Xe. Si pour l'essentiel ces Vikings pillent pour leur propre compte, ils peuvent aussi se retrouver partie prenante dans le jeu des alliances entre grandes familles. À l'est, ils sont concurrencés par les Sarrasins, dès la fin du IXe siècle. Ces pirates venus du monde musulman sont suffisamment puissants pour se doter d'une base en Provence, dans le massif des Maures, et de points d'appui dans les Alpes, où ils bénéficient d'ailleurs de la complicité des populations locales, ces « marrones » qui somme toute préfèrent les Sarrasins à leurs maîtres ordinaires, ceux des grands domaines nobles ou des grands monastères. Il faut attendre 972 pour qu'un comte d'Avignon, nommé sans originalité Guilhèm, parvienne à les expulser, devenant de ce fait le maître incontesté de la Provence. Ajoutons à tout cet imbroglio deux raids magyars au milieu du Xe siècle, et on aura une assez bonne idée du climat qui règne.

C'est pourtant à ce moment que commencent à se mettre en place les contours de la société qui va permettre aux siècles suivants une première renaissance en Occident, dans laquelle les pays d'oc joueront leur rôle.

  1. source : Gallica, BNF

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